Réforme des institutions
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Mise à jour : 23 decembre 1999
©Pascal Holenweg, Genève, 1999

Peuples libres, souvenez-vous de cette maxime : "On peut acquérir la liberté, mais on ne la recouvre jamais" Jean-Jacques Rousseau "Le Contrat Social"

La Nation, l'Etat, la République, la Cité et le Citoyen...

Institutions : les termes d'un débat


Changer les institutions : croit-on que par cette seule intention s'exprime un projet de changement de la société, comme si une société, et ses règles du jeu, pouvaient réellement être "changées par le haut", par le faîte du pouvoir ? A la vérité, il s'agit moins pour nous d'opérer un changement social par un changement institutionnel que de rendre le premier possible, par le second. Car nos institutions politiques nous sont un obstacle -et faire sauter cet obstacle est sans doute une condition nécessaire pour s'en aller plus loin, et plus profond : aux règles sociales elles-mêmes. Nos institutions politiques nous viennent de temps qui, s'ils furent de la naissance de la démocratie (ou plutôt d'une certaine forme de démocratie) furent aussi ceux de contention de cette démocratie dans des limites qui ne furent pas fixées par les citoyens ou les peuples, mais par les pouvoirs politiques eux-mêmes. Ces institutions (l'Etat et ses appareils, la nation et ses idéologies) sont d'une démocratie vieillie et tronquée; d'une démocratie fondée sur la nation par crainte du peuple, et sur l'Etat par crainte des citoyens. Ces institutions sont de fermeture. A l'égard des étrangers, d'abord (les droits politiques sont le privilège d'un indigénat déterminé par la naissance et le territoire); des jeunes et des femmes ensuite; des marges sociales, culturelles et politiques, enfin. Et des pauvres, surtout, de ces "classes dangereuses" que par mille moyens l'on tenait -et tient toujours- éloignées de l'exercice de droits démocratiques dont on proclamait par ailleurs l'universalité. Il faut relire les textes qui nous décrivent la démocratie antique, celle des cités grecques, à la lumière de ce que nous savons des démocraties présentes : démocraties d'hommes et de maîtres, construites sans -ou contre- les femmes, les esclaves et les "métèques". L'Athènes démocratique excluait ainsi les deux tiers de sa population adulte des droits politiques qu'elle proclamait. En sommes-nous si éloignés, aujourd'hui, nous mêmes ?

Mais de vieux mots peuvent dire de nouveaux projets : Nation, République, souveraîneté, citoyenneté... Il y a de ces concepts meilleur usage que celui qu'en font aujourd'hui dans toute l'Europe les forces politiques qui, confondant la nation et la tribu, la république et la communauté, la souveraîneté et le pouvoir, ne s'adressent aux citoyens qu'avec le dessein d'en faire des sujets. Ce qui est en cause partout, et dans tous les débats institutionnels qui s'engagent, est la nature du lien ou du contrat politiques, et l'identité de qui le tisse, le conclut -ou le rompt. En d'autres termes : qui est le souverain, et sur quoi s'exerce sa souveraineté ? Le choix, ici, est entre l'adhésion et le contrat : l'adhésion qui se fait à ce qui déjà existe, et le contrat qui créée ce qui sans lui n'existerait pas, et avant lui n'existait pas. De la nature de ce choix découle la nature du lien politique, le type d'institutions matérialisant ce lien, l'étendue des droits et des libertés des individus et des groupes formant le corps politique. Nos institutions, comme celles de toutes les démocraties contemporaines, nous viennent d'un temps où la confusion de l'adhésion et du contrat aboutissait à l'identification de la Nation et de l'Etat là où la Nation existait déjà, ou à une opération volontariste de création d'une nation encore inexistante par un Etat né d'autre source que d'une réalité nationale (de l'intérêt des puissances voisines ou du refus de communautés culturelles ou historiques d'être parties prenantes d'un Etat créé par d'autres).

L'adhésion ou le contrat déterminent deux types de rapport aux institutions politiques, et au corps politique lui-même -deux types idéaux qui sont un peu l'un à l'autre ce que la communauté est à la société, ou la détermination à l'autonomie : là où l'adhésion entraîne l'appartenance, le contrat établit l'autonomie; quand l'appartenance fonde une communauté de sujets, le contrat créée une société de citoyens. Ainsi est-on membre de ce que à quoi l'on adhère et sujet de qui (ou de quoi) personnifie le pouvoir qui y règne, mais créateur du contrat et citoyen de ce que le contrat a créé; le sujet est un composant du corps politique, le citoyen constitue ce corps politique. Il s'agit bien de deux logiques différentes, contradictoires : dans la première, l'individu n'est rien sans ce à quoi il adhère, nation ou tribu, et n'est rien non plus s'il n'adhère pas; il n'est "quelque chose" politiquement que par ce dont il est membre. Sa liberté, ses droits, son identité politique, lui sont octroyés en échange de son adhésion, et sont le salaire du lien qu'est cette adhésion. En revanche, la logique du contrat est toute d'autonomie, individuelle et collective : l'individu est fondateur d'un ordre politique dont il reste, pour tout ce qui le concerne, le maître; il est seul juge de son propre respect des termes du contrat qu'il a passé, qu'il peut renégocier ou rompre. On reconnaît ici, à l'intérieur même des règles formelles de la démocratie et des régimes qui s'y réfèrent, une contradiction radicale entre la nation et la cité : l'apparente submersion historique de la seconde par la première, depuis deux cent ans, n'a rien résolu de cette contradiction, pas plus que la "supranationalité" continentale (l'Union européenne), mondiale (l'ONU) ou économique (l'ordre marchand) n'en est le dépassement. Nous sommes toujours confrontés à la nécessité d'un choix entre deux conceptions antagoniques du politique, et donc des institutions : celle qui privilégie l'appartenance et celle qui privilégie l'autonomie. On l'aura compris : nous choisissons la seconde, mais nous savons vivre dans un monde politique bâti, lui, sur la première -ce qui suffit à justifier la volonté de le changer.

Il faut donc en revenir aux mots par lesquels nous exprimons ce à quoi nous adhérons ou ce que nous fondons par contrat. Ainsi de la NATION. "Communauté de culture fondée sur une communauté de destin", elle est moins une donnée des faits qu'un projet politique, c'est-à-dire un choix arbitraire, ni plus ni moins légitime que toute autre clause du contrat fondateur de la collectivité politique (et nous disons bien ici du contrat, car la nation suppose la citoyenneté : il ne peut y avoir de nation de sujets). Mais ce choix n'est pas une condition : une communauté politique autonome, spécifique, peut être une nation, elle n'a pas besoin de l'être pour s'imposer et durer. Une cité n'est pas une nation, un Etat n'est pas forcément national. Dès lors, la nation n'est jamais que construite, et sans cesse à construire; la nation n'est pas, elle se fait -la question étant de savoir par qui : par l'Etat ou par les citoyens ? L'Etat-nation peut n'être que la construction d'une nation par un Etat qui lui préexistait, et par conséquent ne pouvait s'appuyer sur elle pour naître; le projet national d'un Etat peut aboutir à la démocratie, voire à la République, mais toujours au terme d'un parcours fait d'écrasement des communautés existantes non conformes au modèle de ce qu'il s'agit de construire. Cet écrasement des entités communautaires, des cultures régionales, des pouvoirs autonomes, des religions hérétiques, ne suffit d'ailleurs pas à pérenniser ce par quoi on le justifie : l'Etat-nation créé par l'Etat ne tiendra et ne s'enracinera que si à la volonté étatique de le créer se substitue une volonté populaire de le faire durer, un consentement citoyen à ce qui a été fait. S'il y a une histoire de la nation et du sentiment national, il n'y a pas d'archéologie de la nation existante : la nation présente n'existe que par sa volonté présente d'exister -et non par héritage du passé. Il n'y a de nation française, ou espagnole, ou italienne, ou allemande, que parce que les Français, les Espagnols, les Italiens ou les Allemands en veulent ainsi -non parce qu'il serait "inscrit dans l'histoire" qu'il y eût cette nation. Et de même, il n'y a de nation serbe, croate ou tchétchène que parce que les Serbes, les Croates et les Tchétchènes en veulent, et cette nation ne se traduira en un Etat que s'ils en décident ainsi. A contrario, s'il n'y a pas (ou pas encore) de "nation européenne", malgré la communauté de culture et de destin des peuples d'Europe, c'est bien parce que ces peuples et les citoyens des Etats européenne n'en ont pas (ou pas encore) voulu; or cette volonté est la seule condition nécessaire à l'émergence de la nation : il n'y en a aucune autre, ni la langue commune, ni la religion commune, ni même le territoire (il y a une nation tzigane, et il y avait une nation juive en diaspora), et moins encore la viabilité économique. La nation n'est donc qu'une volonté collective, et toute volonté nationale est du point de vue de la légitimité égale à n'importe quelle autre. L'"antinationalisme" rhétorique des "élites" occidentales n'est ainsi que la dernière ruse des nationalismes "installés" et pacifiés, communiant dans le refus des nationalismes naissants ou renaissants -quand il ne s'agit pas plus simplement encore d'un refus nationaliste de la nation des autres. Sans doute le nationalisme paroxystique qui fonde les guerres "éthniques" est-il à un projet national républicain ce que la nostalgie communautaire est à tout projet social -mais les "vieilles nations" d'Occident ne se sont-elles pas faites les unes contre les autres, en s'autoproclamant et en s'auto- définissant par opposition à la nation voisine, et en surévaluant ce qui peut constituer la différence entre soi et l'autre -le voisin, l'hôte ou l'adversaire ? Dans la vision que nous avons aujourd'hui des conflits surgis des décombres de l'ordre soviétique (ou titiste), on retrouve ainsi ce sentiment illusoire d'étrangeté d'une "agitation nationaliste" qui, il n'y a pas si longtemps, s'emparait encore de nos propres collectivités -et les menacent toujours. S'y ajoute quelque chose qui tient du paternalisme, et en tous cas du sentiment de supériorité historique : "Nous" serions appuyés sur de "vraies" nations, quand "eux" prendraient la vessie éthnique pour une lanterne nationale. Mais d'où nous viennent notre propres nations, sinon de conflits non moins sanglants que ceux qui ravagent aujourd'hui les Balkans et le Caucase ? C'est peut-être, par le conflit "éthnique", de la naissance du politique qu'il s'agit, au sein de sociétés qui le refusaient parce qu'elles refusaient qu'il soit autre chose qu'un rite et que place y soit faite au choix, au débat et à l'autonomie des individus et des groupes. Les régimes "totalitaires" de l'Est ne "fonctionnaient" peut- être pas très différemment de ces sociétés indiennes d'Amérique du sus étudiées par Pierre Clastres, qui ne cessaient de lutter contre l'émergence en leur sein d'un pouvoir politique autonome et contraignaient leurs chefferies à un exercice inlassable de maintien de ce qui est, sans rien y changer, et de redite ad libitum d'un discours immuable de justification d'un ordre incontestable -parce qu'il est l'ordre, et que la politique ne saurait être qu'un certain désordre.

L'Etat-nation n'est donc ni le terme inéluctable de la nation, ni celui de l'Etat : il y a des nations sans Etat et des Etats sans cohérence nationale. L'Etat n'est qu'une forme contingente et arbitraire d'organisation politique des sociétés. Que cette forme soit devenue une norme, et que cette norme ait pris valeur à peu près universelle, n'en fait pas une fatalité : il y eut, il y a encore, il y aura sans doute d'autres modes d'organisation politique des sociétés humaines que celle-là, qui implique à la fois l'émergence d'un pouvoir sur la société et les individus, l'expression de normes juridiques générales et abstraites, par lesquelles ce pouvoir s'exerce et exprime les règles du jeu social, et l'existence d'appareils répressifs, idéologiques et économiques matérialisant le contrôle de la société et des sociétaires par la formation politique émanant d'elle et pesant sur eux. Le problème que pose l'Etat n'est d'ailleurs pas tant l'existence de ces normes, l'usage de la contrainte pour les faire respecter et sa prétention au monopole de la violence légitime, que l'enfermement du politique à l'intérieur de limites géographiques. L'Etat suppose un territoire, délimité par des frontières, organisé par des limites administratives et juridiques; son droit est un droit territorial, non un droit personnel : les normes juridiques édictées (que ce soit démocratiquement ou autoritairement) par l'Etat ne s'appliquent pas à qui le reconnaît pour sien, mais à qui vit à l'intérieur des limites qu'il donne et que ses semblables (les autres Etats) reconnaissent à l'exercice de son pouvoir. Cette territorialisation du politique, sans laquelle il n'y a pas d'Etat possible, n'est pas plus que l'Etat lui-même une condition du politique, et moins encore de la démocratie; elle n'est qu'une condition de la viabilité d'institutions arbitraires, ni plus ni moins légitimes que celles qui pourraient naître d'un droit personnel à opposer au droit territorial de l'Etat. C'est l'Etat qui a besoin du territoire, pas la nation, ni la démocratie, pas même la République.

S'il n'y a pas identité de l'Etat et de la Nation, il y a donc identité de l'Etat et de la souveraineté territoriale; mais cette souveraineté est une enclosure et une réduction : elle enferme en effet la Nation dans les frontières de l'Etat et la limite à l'espace que ces frontières contiennent, lors même que la réalité nationale, elle, excède ces frontières ou qu'à l'intérieur du territoire de l'Etat d'autres réalités nationales existent que celle dont il se revendique. Ce que l'on a accoutumé de nommer "souveraineté nationale" n'est en fait que la souveraîneté de l'Etat sur "son" territoire; or nous sommes d'un mouvement pour qui cette souveraîneté étatique, fût-elle "nationale", n'a rien d'un principe sacré. L'identification de l'Etat et de la Nation aboutit en effet à une réduction de la démocratie, en ce qu'elle réserve l'exercice des droits démocratiques aux ressortissants nationaux (voire, au surplus, à ceux d'entre eux qui vivent à l'intérieur des frontières de l'Etat) alors que la population immigrée représente, dans tous les Etats démocratiques, une proportion croissante de la population résidente (et socialement active, c'est-à-dire créatrice du tissu social) en même temps que la proportion de "nationaux expatriés" est-elle aussi tendanciellement croissante. Le Droit de l'Etat est un Droit du lieu, quand il faut désormais à la démocratie un droit des personnes. La dilution de la "souveraîneté nationale" par le développement d'institutions "supranationales" (c'est-à-dire, plus exactement, "supra-étatiques") est une condition de l'émergence des droits de la personne; or des scrutins portant précisément sur l'adhésion à des entités "supra- nationales/étatiques" (l'Union Européenne, le traité de Maastricht, l'Espace Economique Européen) ou sur des attributs traditionnels de la souveraîneté étatique (l'immigration, le droit de la nationalité, les droits politiques des immigrés) ont révélé la profonde division des opinions publiques des pays démocratiques d'Europe, au point que l'on a pu parler avec quelque apparence de raison de "deux Suisse", "deux France", "deux Danemark" -bref, de deux "pays réels" dans le "pays légal" : un "pays réel" pour qui l'affirmation de soi implique la conjonction à l'autre, un "pays réel" pour qui cette affirmation de soi nécessite la séparation d'avec l'autre, et en tous cas s'exprime par la méfiance à l'égard de l'autre. Certes, sur quelques enjeux de cette nature, le débat n'était pas si simple qu'il pût être réduit à l'affrontement d'une logique d'ouverture et d'une logique d'enclosure (qu'on se souvienne, en Suisse, de ce que purent exprimer les oppositions de gauche au FMI ou au GATT : non pas une opposition à l'ouverture au monde, mais une opposition à sa réduction à une ouverture au monde de la marchandise seule, à l'exclusion de celui des hommes). Il n'empêche qu'à chaque fois que furent mis en cause les attributs traditionnels de la souveraîneté des Etats, l'expression par le vote de la souveraîneté populaire a été marquée par un clivage profond, et sans doute irréductible, entre ceux pour qui cette souveraîneté populaire a tout à gagner à la dilution de la souveraîneté étatique, et ceux pour qui l'intangibilité de la souveraîneté étatique (dite "nationale") est garante de la souveraîneté populaire. Or la dilution de la souveraîneté de l'Etat-nation n'est nullement une dilution de la souveraîneté populaire; elle peut être l'occasion au contraire de son renforcement si au droit du territoire sur quoi se fonde la pouvoir de l'Etat peut se substituer, enfin, un droit des personnes, émancipant la Nation de l'Etat et parachevant la mue du sujet en citoyen.

Ce droit des personnes (qui est à la fois l'énoncé des droits et des libertés individuelles et celui des droits et des libertés collectifs) est non seulement fondateur de la démocratie, mais aussi de sa forme républicaine, en ce qu'il ne met précisément "personne au-dessus de personne" -ou, pour le dire autrement, "ni Roi, ni Maître", pour ne pas parler de Dieu ni de dieux... La République n'est donc pas seulement l'altérité de la monarchie, ou le refus de la succession dynastique au sommet (apparent et symbolique) du pouvoir, elle est surtout l'appropriation de la politique par tous -même si des collectivités politiques purent se dire républicaines sans l'être, c'est-à-dire sans être démocratique : Genève est une République depuis 450 ans, elle n'est une démocratie que depuis 200 ans (et encore : avec une éclipse de près d'un demi-siècle...). La question est au fond assez simple à poser : face à quelle institutionnalité politique affirmai-je mes droits de citoyen, et de quelle type de pouvoir(s) ces droits sont-ils la borne ? Car les droits démocratiques sont toujours, partout, fondamentalement, droits d'opposition, de négation et de limitation du pouvoir qui s'exercent sur ceux qui les détiennent -que ce pouvoir s'exerce avec ou sans leur consentement, qu'il soit démocratique ou autoritaire, pluraliste ou totalitaire. La République démocratique naît de la contradiction des droits fondamentaux des personnes et des groupes et de la souveraîneté collective de l'ensemble qu'ils forment. C'est en quoi elle est d'ailleurs une réponse au délire nationaliste, écraseur à la fois des différences et des contradictions, et donc des droits que les individus et les groupes constitutifs d'une nation ont à opposer au pouvoir national. Si la République est la politique quand elle est la chose de tous (la "res publica"), elle est aussi la capacité de chacun à s'opposer à la décision collective, à nier la norme acceptée par la majorité, à s'extirper des obligations socialement admises. La démocratie républicaine implique une défiance rigoureuse à l'égard de toute institution donnée pour intangible, indispensable, fondatrice même -Nation, Roi, Etat ou Livre. La République démocratique contient la possibilité de sa propre négation, et de la négation des liens qu'elle tisse avec et entre ses citoyens, et avec les autres souveraînetés politiques; c'est en quoi la prétention d'une République à l'unicité et à l'indivisibilité n'est jamais que le masque ou le souvenir d'une monarchie ou d'une théocratie, et la marque des limites qui y sont posées à la démocratie.

Reste à répondre à la question de l'institution démocratique; poser en effet la démocratie, c'est-à-dire les droits individuels et collectifs qui la fondent, comme la trame d'un projet politique (ce qui suppose d'ailleurs que ce projet ne soit pas -pas encore- réalisé), c'est poser la question des institutions politiques capables de garantir ces droits et ces libertés. Fondée sur le contrat (et non l'adhésion), sur la dissociation de l'Etat et de la Nation et sur une définition républicaine des institutions, la revendication démocratique suppose une capacité de contrôle constant des institutions par les citoyens; or cette exigence de contrôle impose des limites à ces institutions : il n'y a pas de contrôle démocratique possible, sauf à se satisfaire d'un processus de délégation de la souveraîneté, sur des institutions centralisées au niveau d'un Etat dès lors que les dimensions territoriales de cet Etat excèdent les possibilités données aux citoyens d'exercer un contrôle direct sur lui et sur ce qui en relève. Ce contrôle est une condition de la souveraîneté démocratique : si les citoyens ne peuvent pas déterminer, du plus haut au plus bas niveau de l'édifice politique, les actes, les conduites et les fonctionnements des institutions politiques, la démocratie n'est plus qu'un processus formel de cooptation des chefs.

L'Etat-nation peut ainsi être un obstacle à la réalité de la démocratie; il y a deux voies pour dépasser cet obstacle : le nomadisme ou la commune. Le dépassement de l'Etat-Nation, cela peut être le camp tzigane -qui ignore les frontières et se moque du droit territorial de l'Etat- ou la commune -qui ne prétend pas être une nation mais permet l'exercice immédiat du contrôle démocratique. A l'Europe des tribus et à l'Europe des appareils s'oppose, comme une alternative, l'Europe des Cités -d'où vient, d'ailleurs, le mot même de "citoyen" sinon de celui de "cité" ? A l'organisation de la stabilité dans l'enclosure des frontières étatiques répond celle de la mouvance par le contrôle démocratique : la République moderne est à concevoir comme un réseau dont les Villes et les communes forment la trame, et dont la logique institutionnelle ne repose pas sur l'Etat mais sur le plus "bas" niveau existant de l'institution politique : le niveau municipal.

La tradition politique occidentale est celle de la souveraîneté territoriale de l'Etat, de l'exclusivité de ses compétences à l'intérieur de son territoire. Cette tradition a fait son temps, ayant fait le compte de ses victimes : la souveraîneté démocratique, qui lui fut si longtemps liée, en est aujourd'hui contradictoire, et ne peut plus s'exercer pleinement qu'au prix d'un véritable renversement de la logique institutionnelle. C'est à une critique de l'Etat qu'il nous faut nous atteler -une critique qui soit celle de ses racines mêmes, et non de ses apparences. Au fond, il s'agit par cette critique de faire émerger un mode d'organisation politique respectant deux principes, l'un de légitimité et l'autre d'organisation : le principe de la souveraîneté populaire et le principe de la subsidiarité. La souveraîneté populaire, d'abord : il ne s'agit pas seulement de proclamer que l'Etat ne doit rien pouvoir faire sans l'acquies- cement des citoyens, mais et aussi et surtout de concevoir que l'acquiescement ou le mandat de la majorité n'oblige que cette majorité elle-même -ou, en d'autres termes, que celles et ceux dont le choix est autre que celui de la majorité ont un droit égal à celle-ci, et tout aussi fondamental, à concrétiser leur choix, si minoritaire -voire solitaire, qu'il soit.

La subsidiarité, ensuite : c'est poser comme règle que toute compétence publique est d'abord celle du plus "bas" niveau de l'organisation politique; que l'Etat n'a et ne doit avoir de pouvoir que celui que lui laissent les cités et les communes; que les cités et les communes elles-mêmes ne doivent avoir de compétences que celles que leur abandonnent les citoyens. Au faîte de la structure politique, l'institution supra-étatique, l'Union Européenne, par exemple, n'a ni plus, ni moins de capacité de pouvoir à l'égard des Etats qui la composent que ceux-ci n'en ont à l'égard de leurs propres composantes (communes, cantons, Länder, Etats fédérés, régions...). Chaque acteur politique n'abandonnant au niveau de décision supérieur que ce que lui-même n'est pas en mesure d'assumer, le contrôle démocratique peut alors s'exercer pleinement, car directement. Une telle règle vaut pour les rapports entre les individus, les groupes et les institutions; le caractère mouvant, infiniment mobile, d'une répartition de compétences et de pouvoirs qui ne peut être fixée a priori et doit pouvoir être modifiée en tout temps en fonction des enjeux, garantit la sauvegarde d'une souveraîneté démocratique réelle, non d'une souveraîneté théorique se réduisant par le jeu des délégations et des représentations, au fur et à mesure que s'élargit le champ territorial de la compétence de décision : on voit bien en effet à quel point les possibilités de contrôle démocratique direct sont inégales, selon qu'il s'agit du niveau municipal ou du niveau national, voire continental. Mais la subsidiarité est aussi un partage : si toute compétence politique est d'abord la compétence de l'échelon premier de la structure institutionnelle, il n'est aucune compétence que cet échelon premier déléguerait qu'il ne puisse, à tout moment, recouvrer. L'institution politique n'est qu'un instrument, et l'Etat, comme toute autre institution politique, n'a "en démocratie" de justification que par sa capacité à faire ce que le "peuple souverain" lui enjoint de faire. On sent bien aujourd'hui que cette institution-là (ou cet ensemble d'institutions) a atteint les limites de son efficacité, et donc de sa légitimité; qu'elle est en passe de devenir un obstacle au respect et à l'exercice des droits démocratiques et des libertés fondamentales, et qu'il importe désormais de concevoir des formes institutionnelles capables de le dépasser -et de dépasser aussi son soubassement national.

Ainsi voit-on à quoi l'exercice de la réforme institutionnelle peut et doit aboutir : non à "moderniser", c'est-à-dire à rénover les formes anciennes d'exercice de l'autorité politique et de la responsabilité collective, mais à en changer fondamentalement. Ouvrir un débat sur un changement des institutions politiques, c'est ouvrir un débat sur ce qui fonde ces institutions; les mots de ce débat, on le sait, sont de vieux mots -mais les réalités qu'ils revêtent, elles, sont bien d'aujourd'hui; d'entre ces réalités, l'affadissement de la démocratie n'est pas la moins inquiétante, et nous pouvons pressentir à quoi mène cet affadissement : à l'emprise de populismes d'autant plus efficaces qu'ils se fonderont sur cela même qu'ils nient -la démocratie, précisément, en ce qu'elle suppose la permanente remise en question des mythes nationaux et de leur héritage. La réforme institutionnelle est donc bien autre chose qu'une rénovation des appareils de pouvoir, des structures administratives et des répartitions de compétences : elle est une redéfinition des règles du jeu politique, à partir des droits individuels et collectifs fondamentaux. C'est en quoi, et seulement en quoi, elle nous intéresse ici.


Réforme de la Constitution : un exercice de politique fiction

Par Paul Rechsteiner, Conseiller national (PS, St-Gall)

Presque personne ne semble l'avoir remarqué jusqu'ici, mais il se pourrait que le président de la Confédération Arnold Koller ait réussi, tout doucement et mine de rien, au mauvais coup contre le fonctionnement et la capacité de réforme du système politique suisse, dont les conséquences ne seront visibles que dans les années à venir. Au moyen d'un unique projet, d'une certaine manière pourvu d'un dispositif à retardement, il parviendra en l'occurrence à paralyser les affaires du Parlement.

Il s'agit concrètement du projet de réforme de la Constitution. Selon le professeur de droit saint-gallois Philippe Mastronardi, un homme réservé connaissant parfaitement la politique fédérale en tant qu'ancien secrétaire de la commission de gestion, ce n'est rien d'autre qu'une réforme fictive. Elle accapare une grande part des énergies politiques et n'est au fond qu'un enfant de la peur : peur de la nouveauté, qui pourrait ébranler des certitudes tenues pour acquises jusqu'ici; peur aussi de l'adversaire politique, qui pourrait profiter de l'occasion pour favoriser un déplacement des centres du pouvoir; et peur finalement du peuple souverain, qui pourrait rester rétif à l'appel de l'élite politique.

Le programme du Parlement pour l'année prochaine sera complètement dominé par la réforme de la Constitution, y compris par de longues sessions extraordinaires. On n'en restera pas là : comme aucun crédit spécial n'a été accordé pour le dispendieux processus de discussion dans les commissions préparatoires, le bureau du Conseil national a ordonné de dures restrictions de l'activité ordinaire des commissions, au motif de mesures d'économies et sans la moindre base légale. C'est ainsi que les sous-commissions ne pourront siéger que si cela convient au bureau du Conseil et que les auditions d'experts lors d'initiatives parlementaires ne seront plus admises durant la première phase. Cela concerne des commissions innovatives, qui essaient de résoudre les questions politiques, économiques et sociétales fondamentales avec les ressources limitées du parlement de milice. Un exemple des limites d'un pareil mode de fonctionnement est l'arrêté fédéral portant sur le travail de mémoire de notre pays pour la période de la dernière guerre mondiale, que le Conseil fédéral a d'abord combattu et qui n'aurait jamais pu déboucher sur des résultats sans les instruments mentionnés (auditions d'experts, création d'une sous-commission). La réforme constitutionnelle à la mode Koller est presque grotesque, dans le contexte des problèmes urgents que la Suisse doit résoudre et du besoin de réforme existant réellement. Pensons par exemple aux questions actuelles en matière sociale, économique et financière ou au rôle de la Suisse en Europe et dans le monde. Cette réforme n'est en rien une contribution judicieuse à la résolution des questions vitales qui nous sont posées, mais seulement un semblant d'occupation du terrain et un leurre figurant la capacité de réforme du système. C'est pourquoi ce serait un signe d'intelligence politique que d'interrompre à temps un projet destiné à échouer, afin qu'on puisse investir du temps, de l'argent et des énergies dans la résolution des véritables questions, au lieu d'abandonner la scène pendant toute une année à une politique fiction peu crédible et à de tristes succédanés du débat politique.


REFORME DES INSTITUTIONS POLITIQUES GENEVOISES

Introduction :

SE DÉBARRASSER DES FOUTAISES POUR ENGAGER LES RÉFORMES

Etat des choses

Historique

Projets
La proposition du Conseil d'Etat
La position de la
Ville de Genève
. Position du Conseil
Municipal
. Position du Conseil Administratif

Les positions des
Partis politiques
. position(s) du
PS
. positions d'
autres partis

Méthode,
procédure : Notre proposition
. Etats généraux de la
Réforme
. Constituante
. Projet de
Loi constitutionnelle ou initiative populaire

Propositions socialistes dans le domaine des relations Canton/communes

. Principe de
subsidiarité et autonomie communale
. Intercommunalité
. Communauté urbaine transfrontalière
. Démocratie locale

INTRODUCTION : SE DÉBARRASSER DES FOUTAISES POUR ENGAGER LES RÉFORMES

Or donc, le gouvernement genevois a eu cette idée digne du nom de la tour qu'il hante: proposer la fusion de la Ville et du canton de Genève, c'est-à-dire, mais sans le dire, l'abolition de la première et son éclatement en " communes de quartier " n'ayant plus avec la réalité urbaine genevoise qu'un rapport lointain.

Relayé complaisamment par quelques journaux ayant accoutumé de confondre la recherche du gadget politicien avec l'ouverture d'un débat politique, ce projet a meublé pendant quelques semaines les jachères médiatiques de l'automne. Les auteurs d'un précédent gadget du même tonneau proposaient de " fusionner " Vaud et Genève ? On descend d'une marche, mais on reste sur le même escalier, à vouloir nous faire prendre un pétard pour un big bang et une foutaise pour un enjeu. Il fut d'ailleurs assez plaisant de lire les promoteurs de la fusion valdo-genevoise s'en prendre amèrement aux promoteurs de la fusion genevoise en leur reprochant de commettre un " projet d'arrière-garde " comme si le leur valait mieux : le choc historique de la Pidolie et de la Restauration de la Restauration n'aura donc pas lieu, le débat politique y gagnant évidemment en sérieux ce qu'il y perd en possibles franches poilades.

Car il s'agit bien (dans l'un et l'autre projet " fusionnel ") d'une foutaise, ainsi que l'argumentation déployée (comme se déploie le décor d'un théâtre) l'illustre. Pourquoi ce bricolage d'une "République et Ville de Genève" à partir de l'éclatement de la Ville et de la négation de la source municipale de la République ? Pour réformer réellement les institutions de ce canton ? Surtout pas. Mimer un changement pour n'avoir pas à l'assumer : c'est toujours la vieille ruse de l'immobilisme, que de braire à la modernisation de l'ordre auquel on s'agrippe.

Le projet du Conseil d'Etat a certes été refusé par le Grand Conseil -mais cette foutaise est récurrente depuis 1815, et il ne fait guère de doute que, par un moyen ou un autre, sous une forme ou une autre, nous la reverrons pointer le bout du bonnet d'âne. Après tout, à chaque génération de citoyens genevois a été servi le brouet des relations Ville-canton : cette guéguerre de 200 ans a commencé avec la création même de la Commune de Genève, sous le régime français, avant même qu'il n'y eut de canton ; elle s'est poursuivie avec son abolition, à la Restauration ; elle a repris avec sa re-création, au moment de la révolution radicale ; elle a continué avec la loi de fusion de 1930, et entre chacun de ces moments, le débat politicien s'est régulièrement emparé des propositions (de droite généralement) de remise en cause du statut municipal de la Ville. L'épisode de l'automne 1999 n'est précisément qu'un épisode de ce soap opera.

Mais pourquoi diable un gouvernement cantonal que l'on que l'on croyait avoir été élu pour quelques changements un peu plus ambitieux, que l'on supposait être appelé à des tâches plus urgentes, et que l'on espérait être animé d'une imagination politique un peu plus riche, a-t-il pondu ce projet de "République et Ville" ? pour quoi faire et pour à qui plaire ?

Pour atteindre une supposée "taille critique" ? Mais une fusion de la Ville et du canton serait insuffisante, et c'est d'une fusion de l'ensemble des communes du canton dans le canton lui-même, redevenant sur son territoire actuel ce que l'ancienne République était sur le sien, dont il devrait alors être question... Le concept même de taille critique, purement arithmétique (comme son cousin xénophobe, le fameux seuil de tolérance à l'immigration) n'a guère de sens économique, social ou institutionnel -on ne voit pas en effet que de petits espaces institutionnels soient par leur petititesse particulièrement défavorisés, s'ils ne le sont pas pour d'autres raisons, et les objections que nous opposions à la fusion de Genève et de Vaud valent pour celle... de Genève et de Genève : Le Luxembourg ne se porte pas trop mal, qu'une population inférieure à celle de Genève n'empêche pas d'être l'un des Etats fondateurs et acteurs de l'Union européenne, l'Islande pèse d'un poids politique supérieur à celui de la région Rhône-Alpes dix fois plus peuplée qu'elle, les villes françaises de la région, fussent-elles d'une taille démographique (et d'une notoriété) moindre que Genève, n'en disposent pas moins de plus d'autonomie qu'elle -au point d'ailleurs de s'être dotées des moyens de leurs relations internationales, répondant ainsi, par avance, à la question qu'un notable local posait avec apparemment quelque tentative d'ironie : " A quand un Département des Affaires étrangères de la Ville de Genève ? " A quand la Ville voudra : Dijon et Grenoble en ont bien un... Bref : la petitesse de Genève et de Bâle ne fut, ni n'est en rien une entrave à leur rayonnement. Une petite République historiquement fondée peut, si elle en accepte l'ambition, être mieux armée politiquement qu'une entité plus large créée pour de ternes raisons technocratiques. Mais si la création d'une hypothétique " République et Ville de Genève " est une foutaise, celle d'une communauté urbaine dotée d'institutions politiques serait une (petite) révolution; inutile dès lors d'attendre des partisans de la première la moindre attention à l'égard de la seconde : la Suisse officielle et bourgeoise -dont ils sont- est encore construite sur la négation de la possibilité même de reconnaître ses villes pour ce qu'elles sont, et ne craint rien tant que leur émergence politique : que certains des partisans de la fusion de Genève et de Vaud le soient aussi de celle de la Ville et du canton de Genève n'est au fond pas surprenant, dès lors qu'il s'agit bien, par l'une ou l'autre fusion d'abolir la Ville en tant qu'instance politique, quand le plus superfétatoire des deux pouvoirs genevois est plutôt celui qui propose la disparition de l'autre que celui dont il rêve la disparition.

Faudrait-il alors fusionner " verticalement " Genève et Genève (comme d'autres voulaient fusionner " horizontalement " Genève et Vaud) pour mettre en commun les infrastructures des deux niveaux institutionnels, et poursuivre cette " chasse au doublon " qui est à la politique locale genevoise ce que la chasse au dahu est au folklore alpin ? Mais le critère de la rationalisation par la mise en commun mène plus sûrement à l'intercommunalité qu'à la cantonalisation, et une communauté urbaine transfrontalière, basée sur les communes, serait au moins une porte ouverte sur l'Europe. Du point de vue de l'ouverture européenne, le canton est d'ailleurs un niveau institutionnel encombrant, et " euro-incompatible.  La représentation politique des villes (et non des cantons), l'affermissement des communes, l'invention d'institutions politiques romandes, sont d'une toute autre importance, y compris pour l'Europe elle-même dont le possible "fédéralisme" a tout à gagner -et d'abord une légitimité- à se construire autrement que par une nouvelle centralisation. Or la fusion de la Ville et du canton ne relève précisément que d'un réflexe de centralisation, et au surplus d'un réflexe de centralisation sans projet politique, animé uniquement d'intentions technocratiques. En outre, le projet du Conseil d'Etat (ou tout autre projet de même nature) n'aurait pu produire les " économies " avancées pour le justifier (et chiffrées imprudemment, dans un premier temps, à 150 millions, avant que le chiffreur imprudent n'en rabatte considérablement de ses espoirs ou de ses prétextes) qu'à la condition de procéder à des centaines de licenciements d'employés des collectivités publiques, à la suppression de prestations sociales, à la réduction de subventions... A qui clame "rationalisons !", nous répondons : "démocratisons !", et à qui propose une fusion (celle de Genève et de Genève, ou celle de Genève et de Vaud), nous répondons par la proposition d'une alliance des villes, à commencer, par celles de la région genevoise, Annemasse comprise...

S'agit-il d'une fusion destinée à "remettre à zéro" les compteurs d'une histoire qui aurait accidentellement et cruellement séparé deux entités institutionnelles là ou une seule suffisait et suffirait encore ? Mais l'entité superfétatoire, du point de vue de l'histoire, n'est pas la Ville : c'est le canton, bricolé à partir de la Ville (c'est-à-dire de l'ancienne République) pour insérer Genève dans la Confédération de 1815 -et non par amour de la Suisse ou du fédéralisme : par peur de la France et de la révolution... Genève a été plus longtemps République indépendante que canton suisse, et le canton ne nous apparaît guère que comme une excroissance, une pure superstructure, la vieille volonté cantonale d'abolir la ville n'ayant peut-être jamais ee d'autre explication historique que celle de la rogne pérenne d'une vieille droite inconsolable de l'Ancien Régime...

Ne nous propose-t-on pas dès lors une fusion pour faire des "économies" de fonctionnement des services publics ? Même sur ce terrain-là, la fusion est une foutaise : il n'y aurait pas moins de besoins de services publics lorsque ceux-ci, lorsqu'existent des services municipaux et des services cantonaux, auront été " fusionnés ", comme il n'y aura pas moins d'élèves dans des écoles " valdo-genevoises " de détenus dans des prisons " valdo-genevoises " ou de malades dans des hôpitaux " valdo-genevoises " que dans leurs actuels équivalents, comme il ne pourrait donc n'y avoir moins d'assistants sociaux, d'enseignants, de gardiens, de soignants qu'en opérant des licenciements et en péjorant les conditions d'enseignement, de détention ou de soins, et/ou celles de travail et de salaire. On se permettra en outre d'exprimer quelque doute sur la rationalité d'un exercice consistant à additionner deux déficits budgétaires pour assainir les finances publiques, et à attendre l'émergence de la prospérité de la fusion des marasmes.

On voit mal, enfin, comment les autres communes de l'agglomération genevoises pourraient se sentir " portées " par un projet " urbano-citadin  ne concernant pour l'essentiel qu'une seule commune, et se livrant à l'intéressant exercice consistant à créer " de cinq à douze " communes-quartiers pour ne plus avoir à faire à une commune-ville (on voit bien, par contre, en quoi ce démantèlement de la Ville de Genève peut complaire à quelques vieilles rognes municipales). Et à ceux qui veulent croire (ou à en donner l'impression) que de la " République et Ville " pourrait naître un accroissement des droits démocratiques des citoyens, on se contentera de rappeler qu'il nous manque déjà tout un pan municipal des droits démocratiques réels, faute d'autonomie des communes dans la très jacobine République, de reconnaissance de la Ville dans le très helvétique canton, et de droits politiques des étrangers dans la très internationale ville et le très européen canton.

A nous faire prendre une vessie médiatique pour un débat politique, on n'obtient pour seul résultat que celui de rendre encore un peu plus irréelles les interventions politiciennes, et opaques leurs intentions. Les enjeux auxquels nous sommes tous confrontés, les questions que ces enjeux nous posent, l'urgence de leur donner une réponse, sont pourtant d'une toute autre nature, et d'une toute autre importance, que les gadget des " fusions " :

Quelles réponses apporter au chômage et à la crise du travail salarié ?

Quelle politique sociale adopter pour assumer la redécouverte de la pauvreté ?

Comment intégrer dans nos lois les changement des normes sociales et des règles individuelles de comportement ?

Quel accès direct donner aux villes à la décision politique fédérale ?

Quelle participation inventer de Genève à l'intégration et à l'invention d'une démocratie européennes ?

Quelle solidarité pratiquer avec la périphérie du " monde riche " ?

Quelle maîtrise écologique développer du développement économique et social ?

Quel élargissement et quel approfondissement, enfin, de la démocratie (c'est-à-dire de la capacité de contrôle des institutions et des pouvoirs politiques par les citoyens) serons-nous capable de proposer ?

A aucune de ces questions, à aucun de ces enjeux, à aucune de ces urgences les projets de fusions cantonales (ou municipalo-cantonale) n'apportent la moindre réponse, ne donnent la moindre consistance, n'offrent la moindre solution -nul ne demandant à un gadget d'être un outil. Mais à l'heure où il conviendrait de renforcer les villes, et de renforcer leur poids institutionnel, le gouvernement cantonal ne trouve rien de mieux à proposer que l'éclatement de la Ville de Genève et son absorption de facto par le canton.

C'est à une véritable inversion de perspective que nous en appelons : contrairement à ce que le Conseil d'Etat affirme, ça n'est pas la Ville, mais le canton, qui aujourd'hui est superfétatoire et obsolète -et ça n'est donc pas la Ville, mais le canton qu'il importe de réduire, faute peut-être de pouvoir s'en débarrasser.

Les bricolages institutionnels servent surtout de leurre, de dérivatif et de bruit de fond. Et c'est à tout autre chose qu'il nous importe de nous livrer : à une critique des institutions politiques, qui soit une critique de leurs racines même, et non un toilettage de leurs apparences -une critique qui fasse émerger un mode d'organisation et des propositions de réformes institutionnelles respectant deux principes, l'un de légitimité et l'autre d'organisation : le principe de la souveraîneté populaire et celui de la subsidiarité étatique.

La souveraîneté populaire, d'abord : il ne s'agit pas seulement de proclamer qu'un pouvoir politique ne doit rien pouvoir faire sans l'acquiescement des citoyens, et surtout pas modifier sa charte fondamentale, mais aussi et surtout d'admettre que l'acquiescement ou le mandat de la majorité n'oblige que cette majorité elle-même, que celles et ceux dont le choix est autre que celui de la majorité aient un droit égal à celle-ci, et tout aussi fondamental, à concrétiser leur choix, si minoritaire -voire solitaire- qu'il soit.

La subsidiarité étatique ensuite : c'est poser comme règle que toute compétence publique est d'abord celle du plus "bas" (c'est-à-dire du plus proche) niveau de l'organisation politique; que l'Etat n'a, ni ne doit avoir, de pouvoir que celui que lui laissent les cités et les communes, qui elles-mêmes ne doivent avoir de compétences que celles que leur abandonnent les citoyens. Chaque acteur politique n'abandonnant au niveau de décision supérieur que ce que lui-même n'est pas en mesure d'assumer, le contrôle démocratique peut alors s'exercer pleinement, car le plus directement possible. On sait bien en effet à quel point les possibilités de contrôle démocratique direct sont inégales selon qu'il s'agit du niveau municipal, national ou continental, et l'on sait l'urgence que revêt la représentation politique des villes (ne serait-ce que pour éviter de passer encore 150 ans à bricoler l'obsolète niveau du canton, comme si passer de 26 micro-Etats à 25 allait régénérer le " fédéralisme suisse "  ou éclater la Ville de Genève en 8 communes allait améliorer la prise en compte de la réalité urbaine.

Ainsi voit-on à quoi un exercice de réforme institutionnelle peut et doit aboutir : non à "moderniser", c'est-à-dire à rénover, les formes anciennes d'exercice de l'autorité politique et de la responsabilité collective, mais à en changer fondamen-talement. Ouvrir un débat sur un changement des institutions politiques, c'est ouvrir un débat sur ce qui fonde ces institutions; les mots de ce débat, on le sait, sont de vieux mots -mais les réalités qu'ils revêtent et les enjeux qu'ils révèlent sont bien d'aujourd'hui; d'entre ces réalités, l'affadissement de la démocratie n'est pas la moins inquiétante, et nous pouvons pressentir à quoi mène cet affadissement : à l'emprise de populismes d'autant plus efficaces qu'ils useront sans retenue de l'invocation rhétorique à ce qu'ils nient en réalité -la démocratie, précisément, qui présuppose une remise en question permanente des mythes nationaux et de leur héritage.

La question institutionnelle est donc bien autre chose, et bien plus, qu'une rénovation des appareils de pouvoir, des structures administratives et des répartitions de compétences : elle est une redéfinition des règles du jeu politique à partir des droits individuels et collectifs fondamentaux. C'est en quoi, et seulement en quoi, elle nous intéresse. Il nous incombe par conséquent de proposer autre chose, et bien plus, que les aimables bidouillages qu'on nous sert présentement.

Nous avons à faire exister les villes (et, ici, la Ville de Genève) comme institutions politiques fondatrices de l'Etat fédéral, et de cet Etat dans l'Europe, comme nous avons d'ailleurs à dépasser l'archaïque institution cantonale pour faire émerger à la fois les communautés urbaines et la Romandie -mais une Romandie citoyenne, républicaine, fondée sur ses mouvements sociaux. Les césures entre la Romandie et la Suisse alémanique et entre la Suisse urbaine et la Suisse rupestre, sont constitutive de ce pays et de sa capacité à nier sa propre réalité et ses propre divisions pour sur cette négation construire un édifice institutionnel en additionnant des souveraînetés cantonales dans le même temps où l'on refuse les communautés de culture et les réalités urbaines : ici, l'héritage médiéval se porte d'autant mieux que l'on en use pour refuser les réalités présentes; la structure cantonale est politiquement obsolète ? Peu importe, puisqu'elle est idéologiquement utilisable.

C'est pourtant bien d'institutions urbaines dont il doit être question aujourd'hui, et d'entre ces institutions, une institution politique commune à créer, représentant les habitants de toute la région et contrôlée par eux. La Ville (la ville réelle) ne saurait exister politiquement qu'à la condition, précisément, d'exister institutionnellement, et d'être autre chose qu'un concept abstrait résumant les communes participant de la même agglomération urbaine. Ici s'exprime l'exigence d'un fédéralisme renouvelé, reconnaissant et garantissant l'existence d'une ville de Genève plus grande que la Ville de Genève, disposant d'institutions et de représentations propres, et de facto d'un droit de veto sur toute décision acquise contre une volonté populaire exprimée dans l'agglomération.

Genève ne peut faire l'économie de l'existence de la Ville de Genève. On est là bien loin, parce que plus haut, de la " fusion " du canton et de la Ville. On est bien plus loin, aussi, des concordats ou des coordinations intercommunales spécifiques à tel ou tel sujet, quoique ces coordinations puissent mener sur la voie de réformes fondamentales. Mais s'il y a nécessité de faire exister la Ville (ou la Romandie), la réalité est qu'on se contente encore de vouloir accoucher d'une chimère municipalo-cantonale (ou d'un canton du Léman). De la réalité à la nécessité, il y a quelque chemin à faire. Un chemin que n'entendent, ni ne peuvent faire, ceux à qui il suffit amplement de proposer des fusions de cantons ou d'un canton et d'une commune, comme l'on fusionne des entreprises, des chambres de commerce ou le Journal de Genève et le Nouveau Quotidien.

Quant aux Genevois, le travail de réforme de leurs propres institutions reste à faire. Il devra se faire le plus largement, le plus démocratiquement possible, en évitant le double piège de la tambouille technocratique et de la révision cosmétique. La révision globale de la constitution, (avec ce qu'elle implique, à commencer par l'élection d'une constituante) obligera l'ensemble des acteurs sociaux et politiques de la République à jouer le rôle auquel il leur arrive, rhétoriquement, de prétendre mais dont ils semblent avec une belle obstination fuir les contraintes : le rôle d' " inventeurs " d'une nouvelle démocratie, élargie aux domaines, aux pratiques , aux groupes sociaux et aux personnes que sa forme actuelle ignore ou exclut.

A. ETAT DES CHOSES

Le constat est d'évidence -au point qu'il est partagé par à peu près toutes les forces politiques genevoises, quelque conclusion qu'elles en tirent : Genève est de tous les cantons suisses (Bâle exceptée, mais le problème y a été réglé en transformant de facto la commune en demi-canton, quoique deux autres communes s'ajoutent à la commune-Ville), c'est-à-dire en lui donnant toutes les compétences et tous les pouvoirs d'un canton, hormis sa représentation institutionnelle au niveau fédéral) celui où l'autonomie des communes est la plus chichement mesurée, et de toutes les villes de ce pays celle qui détient le plus faible pouvoir sur elle-même, les compétences les plus réduites sur ce qui la concerne et concerne ses habitants, la capacité de décision la plus étroite sur ce qui détermine sa réalité.

Il ne s'agit là ni d'une donnée impérative des faits, ni de la conséquence logique de l'histoire, mais d'un choix politique (voire, à l'origine, politicien). Si le corps politique qui, ici comme ailleurs, a "inventé" la citoyenneté est ici moins libre qu'ailleurs, il faut sans doute y voir à la fois l'expression de cette solide méfiance des villes qui a de si fortes racines mythologiques en Suisse, et fait en quelque sorte partie de sa culture politique fondatrice (le "peuple des bergers" étant plus qu'à son tour invoqué contre celui des citadins), mais également la manifestation locale du refus général de toute instance politique (le canton, en l'ocurrence) d'accepter d'abandonner une partie de son pouvoir à une instance de niveau supposé inférieur (la Ville, dans le cas précis).

A Genève, pourtant, la Ville est historiquement première, puisque c'est à partir d'elle et de sa conquête des libertés communales que s'est constituée la République, devenue ensuite canton. Le paradoxe est donc évident d'un canton né de la Ville et restreignant autant qu'il est possible l'autonomie de la Ville; d'un canton né de la commune et ne laissant aux communes, grandes ou petites, qu'une capacité de décision chichement mesurée; d'une ville -la deuxième ou la troisième du pays- privée de la possibilité de débattre et de décider sur pied d'égalité avec les autres villes du pays.

Mais il ne s'agit pas seulement, et il ne s'agit même que secondairement, de "réparer une injustice historique". Il s'agit surtout de démocratie locale, d'efficacité de mise en oeuvre des choix politiques et de rationalité dans le prélèvement et l'affectation des ressources. Or il n'y a de toute évidence ni rationalité, ni efficacité dans une répartition des tâches et des compétences qui aboutit à ce que la Ville ait besoin d'obtenir une autorisation du canton pour installer un urinoir public mais doive assumer à peu près seule la charge de la politique culturelle genevoise...

Au surplus, le canton n'a plus -s'il les a jamais eu- les moyens financiers de la tutelle qu'il continue d'exercer sur les communes, et on ne voit pas au nom de quelle légitimité démocratique cette tutelle pourrait perdurer. Mais à toute crise son utilité La crise financière (de la Ville et du canton) et la crise de légitimité des institutions politiques pourraient être utilement mises à profit pour "repenser" ces institutions, et en finir avec un système qui ne donne pas plus de compétences à Genève qu'à Gy -et lui en donne moins qu'à Commugny ou à Collonges-sous-Salève.

Il s'agit enfin de démocratie locale : la faiblesse de l'autonomie communale a forcément pour conséquence la faiblesse du contrôle par les citoyens des institutions politiques, et renvoie à l'irréalité tout projet de démocratie locale : une municipalité ne peut " déléguer " à ses quartiers que les compétences qu'elle a elle-même, et Genève en ayant fort peu, les quartiers en auront d'autant moins. Réduire les compétences de la Ville de Genève, c'est réduire le pouvoir de ses habitants. Accroître ces compétences, c'est donc aussi accroître le pouvoir des citoyens, et par là même, répondre à leur désaffection à l'égard du politique. C'est enfin opérer l'aggiornamento d'institutions politiques qui nous viennent du XIXème siècle et, portent bien les marques de leur âge.

Historique

Genève a été, et est, d'abord une Ville bien avant que d'être un canton -et elle n'est un canton qu'incidemment, accidentellement même. Genève n'est une République que parce qu'elle a été une Commune, et cette République n'a une histoire -et quelle histoire !- que parce qu'elle fut une République urbaine. L'abolition de la Ville en tant que commune témoigne donc d'abord d'une méconnaissance consternante de l'histoire de Genève. Mais elle témoigne ensuite de la persistance d'un réflexe de méfiance (qui fut d'abord un réflexe de peur) à l'égard de la ville, lieu des révoltes et des changements, et de la Ville, instrument politique de la volonté de changement. Il n'est d'ailleurs pas inutile de rappeler ici que la commune-Ville est, historiquement, un projet et une conquête de gauche, et son abolition un acte et un projet de droite.

Historiquement, la Commune est fondatrice de la République, et le Canton n'est qu'une superstructure juridique concoctée (à partir de la République) pour permettre l'adhésion de Genève à la Confédération -adhésion projetée et réalisée par les " élites " de l'Ancien Régime, revenues au pouvoir en 1814 dans les fourgons des armées de la Sainte-Alliance, et ne songeant qu'à se prémunir des dangers révolutionnaires (français et genevois) en arrimant la République à la Confédération, non parce qu'ils aimaient la Suisse ou le fédéralisme, mais parce qu'ils avaient peur de la France et de la révolution... L'abolition de la Commune de Genève en 1815 s'inscrit dans le projet politique de la Restauration, c'est-à-dire dans un projet d'abolition des conquête démocratiques des décennies précédentes : dans le même temps où la Restauration abolit la Commune, elle abolit aussi le suffrage universel et la liberté de conscience...

Toutes les institutions de la République naissent de la Commune, et toutes les institutions cantonales avec elles, du Conseil d'Etat lui-même à l'Hospice Général, du Grand Conseil à l'Université. Si Genève est " plus grande qu'elle-même ", si elle est la Ville de Calvin, de Rousseau ou de Dunant, le canton n'y est historiquement pour rien -comme il n'est pour rien aujourd'hui encore dans le renom de Genève. D'ailleurs, nul, passé les frontières, n'a la moindre idée de ce que peut être un Conseiller d'Etat, si partout l'on sait ce qu'est un Maire...

  1. PROJETS
  1. La proposition du Conseil d'Etat
  2. Début novembre était rendu public (par une " fuite " à la presse) le projet du Conseil d'Etat de loi constitutionnelle prévoyant " l'organisation administrative et politique du canton sous la dénomination " République et Ville de Genève ", c'est-à-dire formellement la fusion de la Ville et du canton, et réellement l'absorption de la première par le second, " la création de plusieurs nouvelles communes urbaines " par le dépeçage de l'actuelle commune de la Ville de Genève, " la répartition des compétences, basée sur le principe de la subsidiarité, entre la République et Ville de Genève et les communes, anciennes et nouvelles ", mais une " subsidiarité " dont on aurait soigneusement balisé les effets en abolissant la principale commune du canton (et, en vérité, la seule qui ait les moyens d'assumer des compétences nouvelles), et enfin " la péréquation financière intercommunale ", laquelle existe déjà et qu'il s'agirait donc de " réformer ". Le Conseil d'Etat prévoyait enfin d' " associer des représentants de la Ville de Genève " à son dépeçage.

    Le 2 décembre, le Grand Conseil balayait (par 54 voix contre 29) le projet du gouvernement, refusant même (par 47 voix contre 37) de l'étudier en commission, et ne sauvegardant du débat microcosmique qu'il avait pu susciter que les deux projets réactifs déposés par le parti radical (révision de la constitution et Constituante) et l'Alliance de Gauche (droit de veto des communes sur les modifications de leurs limites).

    En fait de proposition de réforme, et de débat ouvert sur de telles propositions, le projet du Conseil d'Etat exprimait une assez invraisemblable volonté d'en revenir, s'agissant du statut de la Ville, à la situation instaurée en 1815. La polémique qui s'ensuivit n'eut, fort logiquement, de débat que l'apparence, et se résuma essentiellement au choc de deux féodalités politiques. En fait de débat politique, on nous servit une guerre de hobereaux. Le résultat fut à la mesure du projet : médiocre.

    S'il s'agissait, au-delà des précautions rhétoriques, de " fusionner " la Ville et le Canton (c'est-à-dire, pour être clair, d'abolir la Ville et d'en revenir grosso modo su statut de la Restauration), on aurait alors procédé à un formidable retour en arrière, à un recul historique de près de 200 ans, à une remise en cause (hypocrite, qui plus est) des conquêtes démocratiques de ces deux derniers siècles (à commencer par celle que représente l'instauration, sous le régime français, de la Commune comme institution politique fondamentale).

    S'il s'agissait, sous quelque prétexte que ce soit, d' " éclater " la Ville en cinq, huit ou dix communes correspondant plus ou moins arbitrairement à des " quartiers ", et en faisant disparaître la commune de Genève (fondatrice de la République elle-même), on se serait livré à une opération de charcutage institutionnel totalement déconnectée de la réalité urbaine (qu'on le veuille ou non, et qu'on en tire ou non les conséquences politiques, la Ville de Genève existe, physiquement et historiquement) dont les autres communes du canton, et en particulier les grandes communes suburbaines, auraient fini par faire les frais. Pourquoi d'ailleurs ne pas dépecer Meyrin en créant une commune de Cointrin, Vernier en créant une commune de Châtelaine, Lancy en séparant le Grand et le Petit-Lancy, etc.. ? Le Conseil d'Etat ne proposait probablement de faire éclater la Ville que pour rendre la commune impuissante... D'ailleurs, on voit mal ce qui aurait ensuite pu empêcher les cinq à dix communes-quartiers nouvellement crées de " refusionner " pour recréer une commune-ville (à moins que l'on n'ait prévu d'instaurer une interdiction de fusionner ?).

    Ignorant la réalité urbaine, le projet du Conseil d'Etat ignorait évidemment la proposition de création d'une Communauté urbaine " collant " à cette réalité. Au fond, peut-être faut-il trouver dans cette ignorance -mais une ignorance volontaire, une ignorance qui n'est que le masque d'un refus- la véritable raison de son projet : la création d'une Communauté urbaine genevoise, en effet, renverrait le canton à son statut de pure superstructure juridique, obsolète et euro-incompatible, et dont la seule et unique fonction fut (et reste) de permettre l'adhésion de Genève à la Suisse.

    Le Conseil d'Etat affirmait certes vouloir " rationaliser " l'édifice institutionnel genevois. En réalité, il ne tentait que d'abolir une institution concurrente -la Commune de Genève- alors même que cette institution est la seule à partir de laquelle puisse se concevoir une intégration européenne de Genève, puisqu'elle est la seule à être compatible à une institution existante de l' " autre côté de la frontière " : la commune genevoise peut renvoyer à la commune française, le canton suisse n'a rien à voir avec le canton français, et il n'y a pas d'équivalent " ici " de ce qu'est une région " là-bas ".

    L'abolition de la commune-Ville au nom de la " rationalisation " n'aurait pu se faire sans licenciements massifs au sein de la fonction publique municipale (on voit mal en effet à quelle rationalité économique, puisque c'est à cela que faisait référence le Conseil d'Etat dans sa conférence de presse du 8 novembre, aurait abouti l'intégration de toute la fonction publique municipale de la Ville dans la fonction publique cantonale...), mais on se situait bien dans une logique de fusion d'entreprises, non dans une logique de réforme institutionnelle. Le modèle, finalement, n'était-ce pas Novartis ?

    La " rationalisation " à laquelle prétendait le projet du Conseil d'Etat se faisait au nom de cette désormais récurrente " chasse au doublon ", qui a ceci de commun avec la chasse au lapin que c'est toujours le même qui est le chasseur (le canton) et le même qui est le gibier (la Ville), les " doublons " en question étant d'autant plus facilement et fréquemment dénoncés qu'ils ne sont jamais clairement identifiés, qu'ils sont à peu près absents des domaines principaux de compétence des communes (la voirie, par exemple) et qu'ils ne sont identifiables dans d'autres domaines (la culture, le service du feu) qu'à la condition de préciser que la structure principale est municipale. La référence aux " doublons " était au surplus à peu près aussi crédible que les économies que le Conseil d'Etat affirmait pouvoir faire en abolissant la Commune-Ville pour la remplacer par cinq à douze communes-quartiers, c'est-à-dire, dans l'hypothèse de huit communes-quartiers, huit conseils municipaux là où il n'y en avait qu'un (et au moins 250 Conseillers municipaux au lieu de 80) , huit Conseil administratifs là où il n'y en avait qu'un (et 24 Conseillers administratifs au lieu de cinq), huit budgets municipaux là où un seul suffisait... On voit mal enfin à quelle " rationalisation " l'on peut aboutir en imposant à un habitant de la Ville de changer de commune à chaque fois qu'il change de quartier. 10 % des Genevois déménagent chaque année : tient-on à ce point à multiplier les démarches administratives imposées aux citoyens (et les charges bureaucratiques de l'Etat), que l'on veuille les contraindre à être à chaque changement de rue citoyen d'une nouvelle commune ?

    Tout se passe donc comme si la vieille peur des villes que cultive la Suisse était reprise à son compte par le gouvernement de l'une des trois Républiques urbaines du pays (avec Bâle et Schaffhouse, toutes deux s'étant d'ailleurs bien gardées d'abolir la commune-Ville pour la faire gérer par le canton) ; que cette peur soit ancienne ne la rend pas moins irrationnelle pour autant : c'est ainsi que l'on en arrive à affirmer que la Ville de Genève, avec ses 180'000 habitants, c'est-à-dire une population équivalente à celle de deux arrondissements parisiens (et une surface équivalent à un seul), souffre institutionnellement de surcharge pondérale... Mais 180'000 habitants, cela fait à peine de cette ville une ville moyenne à l'aune européenne, ou une petite ville à l'aune mondiale ! Que Genève soit, historiquement, " plus grande qu'elle-même ", est une évidence. Que l'on en tire la conclusion qu'elle est trop grosse pour la démocratie est une ânerie. Insistons-y : Genève n'a que la taille de Grenoble ou de Clermont-Ferrand, si son renom est autre...

    Le projet du Conseil d'Etat était un bricolage institutionnel, formellement calamiteux, politiquement étayé par une argumentation d'une insigne faiblesse (où, se bousculaient d'ailleurs les approximations historiques et politiques, voire les contre-vérités, et l'inévitable touche de mauvaise foi politicienne) et fondamentalement archaïque, qui n'exprimait qu'une vision à court terme (à supposer d'ailleurs qu'il exprimait autre chose que la vieille rivalité entre l'institution municipale fondatrice et la superstructure cantonale, ou un intense besoin du gouvernement cantonal de faire savoir qu'il gouverne). N'osant ni abolir la commune, ni réduire le canton, le Conseil d'Etat faisait éclater la première pour renforcer le second -mais sans oser le dire. S'il est par conséquent légitime de se féliciter de l'enterrement de cette foutaise par le Grand Conseil, on ne jurera pas ici que les raisons parlementaires de son refus soient plus dignes d'intérêt que le projet lui-même. Son enterrement aura certes été celui d'une tentative de conforter le centralisme technocratique (on décide au centre, on exécute à la périphérie), mais il n'aura pas été celui de ce centralisme lui-même -alors que c'est précisément à cela que nous voulons en venir.

    Le Conseiller d'Etat Robert Cramer, bailli ébahi, se lamentait après le rejet de la proposition gouvernementale : " il n'y a pas de place dans ce canton pour des réformes ambitieuses ". Eh bien si ! il y a de la place pour des réformes ambitieuses -s'il n'y a pas de temps à perdre à disséquer des gadgets politiciens. De réforme ambitieuse, précisément, le Conseil d'Etat n'en proposait aucune -sauf à voir quelque ambition dans un bidouillage institutionnel, et quelque réforme dans un retour en arrière de près de deux siècles. Reste désormais à proposer ces " réformes ambitieuses " dont ni le projet gouvernemental, ni sans doute la majorité de ceux qui le refusèrent, n'ont l'intention perceptible de se donner les moyens.

  3. La position de la Ville de Genève

A plusieurs reprises, la Ville de Genève a exprimé sa volonté d'accroître l'autonomie communale et de promouvoir la création d'une communauté urbaine genevoise. Plusieurs votes du Conseil municipal, ainsi que le " discours de législature " du Conseil administratif, allaient dans ce sens, un sens évidemment inverse de celui proposé par le Conseil d'Etat.

  1. Position du Conseil municipal
  2. Le 9 novembre (date symbole pour les exécutions sommaires à Genève), le Conseil municipal votait une résolution dénonçant le projet de " démantèlement de la Ville de Genève " et relevant que le Conseil administratif ignorait l'existence de ce projet. Reconnaissant (au moins rhétoriquement) que les " questions soulevées par le Conseil d'Etat (...) ont le mérite d'ouvrir un débat ", le Conseil municipal déclarait qu' " il ne saurait être question de souscrire aux solutions proposées ", invitait le Conseil administratif à " défendre les intérêts de la municipalité et à s'opposer en conséquence au projet " du Conseil d'Etat, tout en demandant à l'Exécutif municipal " d'étudier tout moyen permettant de mieux répondre aux besoins de la population et d'engager (des) négociations avec l'Etat et les autres communes genevoises (pour) une répartition plus équitable des charges, compétences et revenus respectifs "

    Le 11 novembre 1998, le Conseil municipal de la Ville avait accepté à la quasi-unanimité (et donc à la consternation du motionnaire) la motion suivante présentée par l'auteur de ces lignes :

    MOTION de M. Pascal Holenweg : Affranchir la Ville

    Considérant :

    - La nécessité d'une réforme en profondeur des institutions politiques genevoises;

    - la faiblesse de l'autonomie communale à Genève;

    - la contradiction de plus en plus marquée entre la capacité de décision de la Ville et le volume des charges qu'elle doit assumer;

    - les gaspillages qu'entraîne la prise en charge par le canton de tâches et de compétences qui pourraient et devraient être assumées par les communes, et notamment par la Ville;

    Le Conseil municipal demande au Conseil administratif :

    De proposer au Conseil d'Etat la création d'une Commission ad'hoc de révision constitutionnelle, composée paritairement de représentants du Grand Conseil, du Conseil municipal de la Ville de Genève et des Conseils municipaux des autres communes, chargée de faire des propositions de révision de la Constitution cantonale et de la loi sur l'administration des communes afin de concrétiser les principes d'autonomie communale et de subsidiarité.

    La commission s'appuiera pour ce faire sur les études déjà effectuées en matière de répartition des compétences entre le Canton et les communes.

    La Commission devra notamment :

    • 1. Proposer les modifications constitutionnelles nécessaires à l'inscription dans la Constitution cantonale des principes d'autonomie communale et de subsidiarité (au sens où toute compétences publique non exprèssément attribuée au canton -ou à un échelon institutionnel plus élevé- l'est à la Commune) et proposer les adaptations nécessaire de la législation cantonale;

    • 2. Reprendre et parfaire l'inventaire des redondances de compétences, de moyens et d'instances entre le Canton, la Ville et les autres communes;

    • 3. évaluer les possibilités de regroupement et/ou de coordination par le moyen de concordats intercommunaux des services municipaux des différentes communes genevoises, Ville de Genève comprise;

    • 4. étudier la possibilité de constituer des établissements autonomes de droit public et des fondations de droit public représentant l'ensemble des communes, comme alternative à la privatisation de services publics cantonaux;

    • 5. étudier la possibilité de constituer une communauté urbaine genevoise, dotée d'instances permanentes, réunissant toutes les communes (genevoises, vaudoises et françaises) de l'agglomération et pouvant conclure et créer des accords intercommunaux, des groupements intercommunaux et des contrats d'agglomération.

  3. Position du Conseil administratif

Dans son discours de législature, le Conseil administratif élu au printemps 1999 exprimait sa volonté de renforcer les compétences de la Ville (par l'accroissement de l'autonomie communale en général -celle de toutes les communes) et de mieux coordonner les relations de la Ville avec les autres communes, en " fortifiant " ses relations avec les communes suburbaines et en " jetant des passerelles " vers la création d'une "  véritable communauté urbaine " genevoise. La municipalité exprimait également sa volonté d' " amplifier le rôle de la Ville de Genève dans les réseaux de villes de la région, ainsi que les réseaux de villes de la Suisse et de l'Europe ".

Le 27 octobre, le Conseil administratif réagissait au projet du Conseil d'Etat, en relevant d'abord qu'il n'en avait pas connaissance et ne l'apprit que par la presse. Annulant une réunion prévue entre les deux exécutifs municipal et cantonal, celui de la Ville déclara dans un communiqué qu' " un projet de démantèlement de la Ville de Genève en huit communes constituerait une absurdité au regard de l'histoire et du rôle grandissant des villes ".

  1. Les positions des partis
  1. position(s) du PS
  2. Le 27 octobre, le président du PSG, Christian Brunier, sans se prononcer sur le fond, écrit à Micheline Calmy-Rey et à Laurent Moutinot que " présenter un projet de fusion avec la Ville -qui est dirigée par une majorité de gauche tant au Législatif qu'à l'Exécutif- sans qu'une discussion -même confidentielle- n'ait eu lieu préalablement entre (...) les responsables socialistes de la Ville et celles/ceux du canton, est terriblement choquant ". Le 15 novembre, le Comité directeur du PSG donnait mandat au groupe socialiste du Grand Conseil de refuser l'entrée en matière sur le projet du Conseil d'Etat.

    Au niveau du parti municipal, le Comité du PS-Ville et le groupe socialiste au Conseil municipal de la Ville, les 30 et 31 octobre, se déclaraient " particulièrement choquée " non seulement par le contenu du projet, " mais surtout par la démarche qui la sous-tend ", consistant à élaborer " en grand secret des projets de réforme de grande ampleur (...) avec l'objectif hautement contestable de court-circuiter les autorités de la Ville de Genève et l'ensemble des acteurs concernés ", les deux Conseillers d'Etat socialistes, interpellés, répondant, l'une qu'elle " s'est opposés à ce projet de fusion Ville/Etat lors de la discussion au sein du Conseil d'Etat ", et l'autre que, s'il " déplore vivement qu'une " fuite " ait eu lieu par voie de presse " , il n'en estime pas moins " normal que le Conseil d'Etat réflechisse ! Même sur des sujets iconoclastes " et fasse des " propositions concrètes " en ne se limitant pas " à formuler des voeux ou des déclarations d'intention ". Sur le fond, Laurent Moutinot observait que le projet du Conseil d'Etat était susceptible " de donner un cadre " à nombre de propositions contenues dans le programme du parti socialiste

    Le 22 novembre, l'Assemblée générale du PS-Ville refusait à l'unanimité le principe de la fusion de la Ville et du canton, demandait au groupe socialiste du Grand Conseil de respecter le mandat donné par le Comité directeur cantonal de refus d'entrer matière sur le projet du Conseil d'Etat, et à la direction du parti cantonal de faire savoir aux autres formations de l'Alternative que pour les socialistes, toute entrée en matière sur ce projet est inacceptable. Dans un communiqué, le PS-Ville protestait " vigoureusement contre le jeu de massacre qui semble s'être emparé de la classe politique et des médias ", et qui consiste " à multiplier de manière irréfléchie les propositions bâclées ". Le PS-Ville relevait au surplus que le projet du Conseil d'Etat ne pourrait produire les " économies " avancées pour le justifier qu'à la condition de procéder à des centaines de licenciements d'employés des collectivités publiques, à la suppression de prestations sociales, à la réduction de subventions.

  3. positions d'autres partis

L'Alliance de Gauche a réagi à la proposition du Conseil d'Etat par une autre proposition, consistant à poser comme principe que toute révision des " frontières " communales doit être acceptée par les citoyens des communes concernées. Fondamentalement, cette proposition mérite le soutien (ou mérite d'être reprise dans le cadre d'une proposition plus large), dans la mesure où elle pose un principe démocratique incontestable (les limites d'une collectivité territoriale, et à plus forte raison de la collectivité territoriale fondamentale, doivent être fixées par ses citoyens eux-mêmes), et où par ailleurs elle applique aux communes, et dans le droit cantonal, un principe posé par le droit fédéral pour les modifications des limites cantonales.

Le Parti radical a réagi par le dépôt d'un projet de loi constitutionnelle réintroduisant dans la constitution une procédure de révision constitutionnelle complète, sans dépôt préalable d'un projet intégralement rédigé. Le projet radical vise selon ses auteurs à " compléter la constitution actuelle afin que la question de l'opportunité d'une révision totale puisse à nouveau être posée. Libre ensuite à la majorité du Conseil d'Etat, du Grand Conseil ou à 10'000 citoyens de demander qu'une proposition de révision totale soit soumise au peuple ", ce qui, dans l'hypothèse d'une acceptation de la proposition, conduirait à l'élection d'une Constituante.

C. METHODE, PROCÉDURE

Notre proposition

Il y a peut être une phrase à sauver de l'exposé des motifs du projet du Conseil d'Etat, une intention qui mérite d'être prise en compte -et reprise à notre compte. Cette phrase est la suivant : " Conscient de l'importance du débat institutionnel qui s'instaure, le Conseil d'Etat souhaite que le cadre de la discussion dépasse les institutions qui préparent usuellement les modifications constitutionnelles et légales ". Certes, la suite du paragraphe démentait la belle intention de son début, et l'on y retombait lourdement dans l'ornière technocratique et notabiliste, sous la forme de " l'association de représentants de la Ville de Genève et des autres communes du canton " (c'est-à-dire précisément de représentants patentés d'institutions existantes) à la discussion du seul projet du seul Conseil d'Etat, mais rien ne nous empêche, au contraire, de tirer de la noble intention initiale des conclusions méthodologiques qui les concrétisent, au lieu que de les réduire à un marchandage entre potentats locaux. Le seul moyen, en vérité, de faire sortir le débat institutionnel du cénacle institutionnel, et de " mettre sur la table " l'ensemble des problèmes institutionnels (ou liés à eux), est le lancement d'une procédure de révision totale de la constitution. Et le seul moyen d'assurer à cette procédure un caractère à la fois novateur et démocratique, c'est de la faire reposer sur des " Etats généraux " de la réforme, auxquels toutes et tous, citoyen-ne-s ou non au sens formel et restrictif du terme, puissent participer, et sur l'élection d'une Constituante, à laquelle des forces nouvelles puissent être élues, et au sein de laquelle des idées nouvelles puissent être exprimées.

Lancer une procédure de révision totale de la constitution, c'est forcément courir le risque de voir cette procédure aboutir à un nouveau texte moins " confortable " politiquement que l'ancien -et ce risque sera d'autant plus grand que la procédure sera démocratique. Un certain nombre de " droits acquis " risquent en effet fort d'être contestés -mais après tout, au nom de quoi (surtout pour des réformistes, et à plus forte raison pour des révolutionnaires...) un droit peut-il être considéré comme acquis une fois pour toutes ? Aucun mouvement de changement politique n'a jamais pu poser comme principe, sans se nier lui-même en tant que mouvement de changement, l'intangibilité des acquis. Toutes proportions gardées entre le réforme que nous proposons à Genève et la Révolution qui se fit en France il y a deux siécles, on rappelera tout de même que celle-ci, pour instaurer la République, le suffrage universel et la démocratie moderne, dut commencer par abolir les protections corporatives...

Une fois admise (si elle l'est...) la nécessité d'une révision globale de la Constitution, et admises également (si elles le sont...) les conditions démocratiques de cette révision, c'est-à-dire le refus d'une révision limitée à un " toilettage ", la volonté d'association de l'ensemble de la communauté (habitants et associations) au travail constituant, le refus de la méthode technocratique consistant à mandater une " commission d'experts " pour concocter un projet, une fois admises donc ces conditions, la procédure de révision devrait comporter trois temps successifs :

D'abord, le temps des " Etats généraux ", c'est-à-dire de la collecte de toutes les propositions de réforme qui peuvent émaner des citoyens, avec leur participation la plus large et la plus libre possible. Une commission peut être créée, chargée de cette collecte, de la réception des propositions, de leur formulation si besoin est, et enfin de leur articulation, c'est-à-dire de la présentation à la fois d'un " squelette " de constitution (d'une liste des thèmes à traiter par la Constituante) et d'un " catalogue " de propositions.

Ensuite, le temps de la Constituante, c'est-à-dire de l'élaboration d'un texte de Constitution nouvelle, à partir des propositions émanant des " Etats généraux " et de celles que présenteront les constituants.

Enfin, le temps du débat sur le projet de Constitution élaboré par la Constituante, avec d'ailleurs la possibilité de proposer plusieurs projets différents, le peuple étant appelé à choisir l'un d'entre eux.

  1. Etats généraux de la réforme

Dès lors que l'on pose comme principe l'association de la population, par la participation citoyenne, à la révision de la constitution, et que l'on ne se contente pas de l'alibi d'une " représentation de la société civile " au sein d'une commission d'experts, représentation au surplus assurée par les " représentants professionnels " des grandes associations socio-économiques (syndicats patronaux et de salariés, par exemple), on en arrive logiquement au projet de faire précéder le travail d'une Constituante par de véritables " Etats généraux ", destinée à la fois à recueillir les " cahiers de doléances " de la population et les propositions du mouvement associatif, et à transformer ces propositions (en les considérant à l'instar de motions, formulées ou non) en un " squelette de Constitution ", sans préjuger le sort qui leur sera fait par la Constituante elle-même, mais en retenant les thèmes qu'elles abordent et en structurant ces thèmes comme des " têtes de chapitre " de la future constitution.

On ajoutera que les Etats généraux sont d'autant plus indispensables à la qualité démocratique des travaux de révision de la Constitution que près de la moitié de la population genevoise sera privée de toute possibilité d'être directement représentée au sein de la Constituante : les étrangers et les mineurs (nous pensons ici aux "adolescents ") peuvent par contre prendre part aux Etats généraux, et à plus forte raison aux réunions les précédant, l'accès à ceux-ci n'étant nullement soumis à une condition de citoyenneté formelle (droit de vote).

La procédure de ces " Etats généraux " pourrait ressembler à celle-ci :

  1. Dans un premier temps, une commission préparatoire (qui aurait pu, dans la mesure précisément où elle n'est que préparatoire, et sous réserve d'aménagements de sa composition, ressembler à la commission " tripartite " canton/Ville/communes dont le Conseil administratif de la Ville et le Conseil d'Etat avaient décidé la création, avant que de la réduire à un groupe amical de membres des exécutifs de la Ville et du canton, chargés essentiellement de négocier la composition du menu de leurs agapes) définirait les grandes thématiques faisant l'objet de la consultation générale. Ces grandes thématiques nous semblent pouvoir être les suivantes :
  2. . Droits fondamentaux, libertés individuelles, principes généraux

    . Institutions cantonales

    . Relations canton-communes, spécificité de la Ville

    . Relations canton-Confédération

    . Droits sociaux

    . Culture, éducation, formation

    . Politique économique, fiscalité

    . Urbanisme, protection de l'environnement, énergie, transports

    . Intégration européenne, relations régionales, solidarité internationale

  3. Dans un deuxième temps, la commission préparatoire organise les forums (ou fora ?) destinés à permettre l'expression des propositions et des doléances des citoyens, et du mouvement associatif.
  4. Dans un troisième temps, le résultat de ces forums/fora est rassemblé, et leurs auteurs conviés aux Etats Généraux de la Réforme, lesquels produisent un " catalogue " des propositions, organisées thématiquement, à partir duquel travaillera la Constituante.
  5. Le quatrième temps est celui de la Constituante elle-même, qui, à partir du " catalogue " (et des propositions qui s'y ajoutent, émanant de ses rangs) élabore un projet de nouvelle constitution, avec ou sans variantes présentées au Conseil général.
  1. Constituante

Trois modalités d'insertion d'une constituante dans l' " agenda politique " sont envisables, qui correspondent à trois statuts politiques différents, à trois conceptions différentes -et contradictoires- de la Constituante elle-même, et surtout à trois ambitions réformatrices inégales (ainsi, accessoirement, qu'à trois délais de travail différents) :

  1. Le Grand Conseil fait office de Constituante (modèle neuchâtelois) : l'avantage de cette solution est double : elle permet de " faire l'économie " d'une instance politique supplémentaire, et, en attribuant la tâche constituante au législatif lui-même, de " produire " un texte relativement rapidement, et en s'appuyant sur une expérience de travail parlementaire. Les désavantages, cependant, sont considérables : d'une part, par le fait même que l'on confie le travail constituant au législatif, on limite la portée réformatrice de ce travail, et surtout son impact politique auprès de la population. L'élaboration constitutionnelle ne sort pas du cénacle politique, et ce sont les mêmes qui produisaient des lois en fonction de la constitution en vigueur qui sont chargés de produire une nouvelle constitution (et donc, d'une certaine manière, de faire " table rase " de leur propre travail. Si cette méthode est certainement la plus confortable pour le milieu politique  (puisqu'il se retrouve investi lui-même, et par lui-même, de la tâche de réformer les institutions), elle est non moins certainement la moins ambitieuse, et la moins porteuse de changements possibles : on voit mal, en effet, comment et pourquoi ce milieu se révélerait subitement capable de cela même qu'on lui reproche de ne pas avoir su faire depuis des années...
  2. Une Constituante est élue parallèlement au Grand Conseil (modèle vaudois) : Si cette méthode (implicite dans le projet de loi constitutionnelle déposé par le parti radical) répond à une partie des objections opposées à la précédente, cela n'est qu'à la condition d'exclure la " double casquette " de constituant et de législateur (ce que le " modèle vaudois " ne fait pas). Certes, la distinction du travail constituant et du travail législatif est opérée par le fait que chacune de ces tâche est assumée par une instance différente -mais le citoyen, lui, n'en a cure, et le débat politique au sein de la population, sur les enjeux du travail constituant, tend à la confusion : à quoi rime ce Grand Conseil qui pond des lois sur la base d'une constitution en passe d'être abrogée, et qu'est-ce que c'est que cette Constituante qui pond un texte de constitution nouvelle alors qu'un législatif travaille toujours sur l'ancienne ? Pour des juristes, le problème n'en est pas un ; pour le citoyen lambda, l'exercice s'apparente à la bouffissure institutionnelle, et finalement le travail de la Constituante n'intéressera guère que la part, fort restreinte, de l'opinion publique qui s'intéressait déjà au travail du Grand Conseil. Les projets de réforme constitutionnelle s'élaboreront sans autre participation citoyenne que celle déjà acquise au travail parlementaire " classique ". Le piètre taux de participation obtenu lors de l'élection de la Constituante vaudoise en témoigne : cet organe est perçu comme un clône du Grand Conseil, quand ce n'est pas comme un gadget institutionnel.
  3. Une Constituante est élue à la place du Grand Conseil (modèle français ou jurassien) : c'est (évidemment...), des trois modalités concevables d'institution d'une Constituante, celle qui nous paraît la meilleure -non pas, certainement, la plus confortable, et sûrement pas la plus facilement maîtrisable, mais la plus claire, et la plus ambitieuse. La seule, aussi, qui soit politiquement compatible avec le principe même d' " Etats généraux " préalables (à moins bien entendu que l'on veuille réduire ces " Etats généraux " à des débats particuliers, entre spécialistes autoproclamés et représentants certifiés et récurrents d'une " société civile " réduites aux groupes de pression les mieux constitués). La Constituante souveraine est la modalité la plus claire : en élisant une Constituante à la place du Grand Conseil, c'est-à-dire en prononçant la dissolution du Parlement pour laisser place à la Constituante, on affirme d'emblée que le travail constituant n'est pas un travail législatif, et que l'ambition du processus de révision constitutionnelle n'est pas un simple " toilettage " de la constitution en vigueur, mais l'élaboration d'une charte fondamentale nouvelle ; Si l'on veut éviter une " collision de légitimés politiques " contradictoires entre un législatif et un constituant élus par le même corps électoral, on ne peut que dissoudre le premier (sauf à renoncer au second et à se contenter de faire faire faire le travail, ou la part qu'on souhaitera en faire faire, par une commission d'experts). La méthode de la " constituante seule " est surtout la plus ambitieuse : elle implique en effet la participation la plus large possible, et la plus directe possible, de la population à la réforme des institutions. Enfin, la substitution pure et simple d'une constituante au Grand Conseil impose un travail rapide, et fixe un délai bref à ce travail, dans la mesure même où le canton ne peut, au regard des dispositions constitutionnelles fédérales et des rythmes budgétaires, se passer d'un législatif pendant une année. En clair : le révision de la constitution par une Constituante " à la française " ne peut se faire que dans le délai maximum d'un exercice budgétaire annuel, c'est-à-dire entre le moment où le budget de l'an A est adopté et celui où le budget de l'an A+1 doit l'être. Cette limitation du temps disponible pour l'élaboration d'un nouvelle constitution est le seul moyen d'éviter son enlisement.

On signalera tout de même ici que nous n'évoquons pas comme une des modalités possibles celle dont il fut fait usage pour la révision de la nouvelle Constitution fédérale : l'absence de débat démocratique, la mainmise des " experts " sur le travail de propositions, le fétichisme des groupes " représentatifs " et des échantillonnages, ont dans un bel effort commun abouti à ce que la révision de la constitution fédérale se fasse dans l'opacité, le notabilisme technocratique et l'indifférence des citoyens. C'est un exemple, certes -mais de ce qu'il ne faut pas faire, sauf à choisir délibérément d'en faire politiquement le moins possible, pour le moins de changements possible, avec le moins de débats possible.

Outre la conception même de la Constituante, c'est-à-dire de ses rapports avec le Grand Conseil, se pose le problème de son élection. Le choix à faire est double :

. Election au scrutin de liste (ce que nous proposons, avec le risque que les mêmes partis actuellement représentés au Grand Conseil constituent, grosso modo dans les mêmes proportions et avec les mêmes personnes, la Constituante elle-même) ou élection au scrutin majoritaire uninominal à un tour, quitte à ce que les partis présentent tout de même des listes, celles-ci n'étant pas directement soumises à l'élection mais diffusées par les partis eux-mêmes pour " promouvoir " leurs candidates et candidats, les électeurs étant, eux, appelés à voter pour des individus. Le risque de cette seconde solution est celui de l'éparpillement, c'est-à-dire d'une Constituante sans majorité ni minorité, composées d'électrons plus ou moins libres et ne représentant qu'eux mêmes (et encore, dans les bons jours).

. Dans l'hypothèse d'une élection au scrutin de liste : quorum ou pas quorum (et si quorum, à quel niveau), apparentements possibles ou impossibles ? S'agissant du quorum, et s'agissant non d'un législatif mais d'une Constituante, on pourrait courir le risque de l'abolir purement et simplement (avec pour conséquence possible une multiplication des listes et des représentations solitaires) ; il nous semble en tous cas indispensable de l'abaisser, et nous proposons de le faire à 3 %, afin de garantir d'une part un minimum de représentativité aux élues et élus, et d'autre part un minimum de pluralisme au sein même des listes représentées. S'agissant de l'apparentement, et dans la mesure où l'obstacle du quorum (qui justifie la plupart des apparentements actuellement conclus) est soit purement et simplement aboli, soit abaissé, il nous paraît que cette possibilité doit être exclue, chaque liste se présentant pour elle-même, de manière autonome, sur son propre projet et n'ayant plus à " calibrer " son discours et ses propositions en fonction de ses alliances électorales.

  1. Projet de loi constitutionnelle ou initiative populaire

Initiative populaire ou projet de loi constitutionnelle pour la

RÉVISION GLOBALE DE LA CONSTITUTION GENEVOISE

1

La Constitution de la République et canton de Genève, du 24 mai 1847, est soumise à révision globale immédiate.

Les dispositions des titres VII (Grand Conseil) et XV (Mode de révision) de la Constitution de la République et canton de Genève, du 24 mai 1847, sont abrogées.

2

Le Grand Conseil est dissout.

3

Dans un délai de deux mois à dater de l'approbation de la présente initiative, une Constituante de 100 membres est élue par le Conseil général au scrutin de liste, en un seul collège, d'après le principe de la représentation proportionnelle tempérée par un quorum de 3 %, sans apparentement possible des listes entre elles.

Sont éligibles à la Constituante tous les citoyens jouissant de leurs droits électoraux, à l'exception des membres du Conseil d'Etat, des membres des exécutifs municipaux et des magistrats du pouvoir judiciaire.

La confection des listes électorales est réglée conformément aux dispositions des lois en vigueur au moment de l'adoption de la présente initiative, sous réserve des dispositions de l'alinéa précédent.

La Constituante est chargée d'élaborer le projet d'une nouvelle constitution de la République et canton de Genève, abrogeant la Constitution du 24 mai 1847, et de le soumettre au Conseil général dans un délai de six mois à dater de son entrée en fonction.

La Constituante organise elle-même ses travaux. Elle détermine son règlement, fixe les indemnités de ses membres et désigne son bureau en sa première séance. Les séances de la Constituante sont publiques, sans exception possible. Ses décisions sont prise à la majorité absolue de ses membres présents.

La Constituante n'a pas de pouvoir législatif.

Les citoyens sont invités à faire à la Constituante toute propositions qu'ils jugeraient utiles, dans le cadre de l'élaboration d'une nouvelle constitution. Ces propositions sont traitées comme les propositions des membres de la Constituante, selon des modalités et des procédures définies par la Constituante.

4

Pendant la période des travaux de la Constituante, le Conseil d'Etat gère les affaires courantes, en concertation étroite avec les exécutifs municipaux.

  1. PROPOSITIONS SOCIALISTES DANS LE DOMAINE DES RELATIONS CANTON/COMMUNES

Assez paradoxalement (du moins si l'on en juge par les déclarations du même auteur, six mois plus tard, à propos du projet de fusion Ville-Etat), c'est le Conseiller d'Etat Robert Cramer qui, le 1er juin (prestation de serment des conseillers administratifs) exprimait ce qui, dans le domaine des relations canton/communes, peut fonder un programme de réforme ; il le faisait certes fort " généralement ", mais non sans évoquer les " pistes " institutionnelles que nous proposerons de suivre.

Rappelant en introduction que la nouvelle constitution fédérale (art. 50) garantit l'autonomie communale (quoique " dans les limites fixées par le droit cantonal ", limites fort étroites à Genève), et impose à la Confédération de " (prendre) en considération la situation particulière des villes, des agglomérations urbaines et des régions de montagne ", le tuteur cantonal des communes genevoises, prescient, rappelait ensuite que " c'est en vain que l'on cherchera dans la Constitution genevoise la moindre référence à l'existence des communes " et que " c'est donc dire que par une simple modification de la loi sur l'administration des communes, le Grand Conseil peut créer ou faire disparaître des communes de notre canton ". Certes, c'était avant que " par une simple proposition de loi constitutionnelle ", le Conseil d'Etat suggère de créer de cinq à douze communes supplémentaires pour en faire disparaître une, mais il n'empêche : le rappel de l'étroitesse de l'autonomie cantonale par celui-là même qui en garde les limites valait la peine d'être souligné -d'autant que, toujours prémonitoire, le même signalait un peu plus tard que " certains vont jusqu'à proposer la suppression de la Ville de Genève par absorption de son administration communale " et rappelait que " les contours actuels de la Ville de Genève ont été voulus en 1930 par sa population "... Que le Cramer de novembre ait oublié le discours du Robert de juin est sans doute préoccupant, mais il reste qu'il évoquait ensuite (en juin), et pour soutenir son renforcement, le développement de la collaboration intercommunale, qu'il fallait bien, selon lui (et selon nous) se garder de confondre avec une volonté de " fusion des communes " (non plus d'ailleurs, pour nous, de fusion des communes avec le canton...), et qu'il déclarait ensuite que les " collaborations entre Etat et communes (...) ne (peuvent) être fructeuses que si elles aboutissent non seulement à partager des moyens, mais aussi à partager des compétences " -et c'est toujours le Bailli qui parle.

D'une certaine manière, les enjeux principaux d'une réforme institutionnelle dans le domaine des rapports entre les communes d'une part, les communes et le canton d'autre part, sont ici, sinon clairement posés, du moins explicitement évoqués : le principe de subsidiarité, l'autonomie communale, l'intercommunalité (qui concerne les communes genevoises entre elles), la communauté urbaine (qui concerne des communes genevoises, vaudoises et françaises) et la démocratie locale. On pourrait sans doute le dire ici mieux que Robert Cramer en juin, on ne pourrait que le redire. On s'en tiendra donc à ce discours, pour tenter d'en concrétiser les belles et bonnes intentions. Nous y ajouterons cependant la mémoire de cette ancienne idée de Camille Martin, qui préconisait le regroupement des dix-neuf principales communes de l'agglomération en une sorte de " Confédération de communes " (placées certes sous la présidence du Conseil d'Etat -Camille Martin était haut fonctionnaire cantonal), mais dotées par le fait même de leur regroupement confédéral d'un poids considérable. Camille Martin proposait sa " Confédération de communes " avant la loi de Fusion de 1930, à une époque où la Genève urbaine n'avait pas encore pris, ni institutionnellement, ni réellement, la forme que nous lui connaissons aujourd'hui. Les dix-neuf communes de sa " Confédération urbaine ", pour ne pas parler de Communauté, pourraient actuellement être deux à trois fois plus nombreuses, et la présidence de cette " Confédération " être assumée par la commune centrale (la Ville), sans que la substantifique moëlle du projet de Camille Martin n'en soit atteinte.

  1. Principe de subsidiarité et autonomie communale
  2. La réflexion et la réforme doivent porter sur l'ensemble des communes, et sur leurs relations (entre elles et avec le canton), non se focaliser obsessionnellement sur la seule Ville. Certes, la réforme doit impliquer un transfert de compétences de l'Etat à la Ville, mais dans la mesure où il s'agit d'un transfert général de compétences de l'Etat aux communes, à partir du principe de subsidiarité et de ce constat d'évidence que le niveau de gestion politique le plus efficace d'une collectivité est le niveau le plus " bas ", c'est-à-dire correspondant institutionnellement au territoire le plus réduit : celui de la commune.

    Dans cette hypothèse (ou plutôt, soyons optimistes, dans ce projet...) l'instance cantonale devient l'instance politique régulatrice, en abandonnant la plus grande partie possible de ses actuelles compétences réglementaires. Le canton fait de la stratégie, promulgue des lois-cadres, surveille leur respect (et celui de la constitution). Il conserve (voire développe) une compétence planificatrice, mais abandonne (c'est-à-dire rend) aux communes en général et à la Ville en particulier l'essentiel des compétences de concrétisation des décisions politiques, ainsi d'ailleurs que la compétence de ces décisions elles-mêmes (ou d'une bonne part d'entre elles) dans toute une série de domaines : aménagement du territoire, environnement, politique culturelle. En fait, tout ce que l'on envisageait de " cantonaliser " peut être " municipalisé " dans la mesure où cette municipalisation se fait sous le signe de l'intercommunalité. Au bout du compte, la compétence cantonale ne resterait première (sans être forcément exlusive) que dans les domaines des droits politiques et des droits fondamentaux de la personne (et donc, notamment, de la sécurité publique d'une part, de la politique sociale d'autre part) et de l'éducation publique.

    Les communes (toutes les communes) seront ainsi valorisées (du moins si, parallèlement à l'accroissement de leur autonomie et de leur capacité de décision, s'opère un allègement de la tutelle cantonale sur cette autonomie et de la surveillance cantonale de ces décisions) par le fait même que leurs compétences sont accrues, leur capacité d'intervention renforcée et la collaboration entre elles systématisée. La Ville de Genève, dans ces conditions, n'aura plus à être considérée institutionnellement comme un " cas particulier ", une commune à laquelle sont dans certains domaines retirées les compétences que l'on accorde aux autres, et dans les faits accordée, dans d'autres domaines, des compétences (ou à tout le moins des pouvoirs) que les autres n'ont pas.

    Accessoirement, la prise en compte du principe de l'autonomie communale et de la règle de la subsidiarité devraient logiquement conduire à soutenir le prohet de loi constitutionnelle déposé par l'Alliance de Gauche, et soumettant toute modification des limites d'une commune à l'approbation de ses citoyens.

  3. Intercommunalité
  4. L'intercommunalité est une alternative à la fois à la cantonalisation et à la privatisation. Presque tout ce qui est assumé par le canton peut l'être par les communes ensemble, et tout ce que l'on envisage de privatiser peut être municipalisé.

    Il faut développer et élargir au maximum les possibilités des communes genevoises (les communes vaudoises et françaises étant, elles, concernées par le projet de communauté urbaine) de passer des accords et de conclure des contrats entre elles, sans avoir forcément besoin d'en référer systématiquement au canton, et de quémander son accord. En clair, il faut élargir au maximum les possibilités illustrées par exemple lors de la création en 1994 du Groupement intercommunal pour l'animation parascolaire (GIAP : 38 communes, dont la Ville, plus le canton). La révision de la loi sur l'administration des communes s'impose donc, le Conseil d'Etat ayant lui-même évoqué le 2 mai 1999 la possibilité d' " inscrire les communes existantes dans un cadre régional cohérent et une structure de collaboration permanente ", et de " reconsidérer le modèle actuel des rapports institutionnels entre l'Etat et les communes ".

    Le projet de " Sécurité genevoise intercommunale " élaboré par le SIS et la PC de la Ville exprime assez bien ce que peut, concrètement, être l'intercommunalité, et en quoi elle peut être une alternative à la cantonalisation : représentation de toutes les communes partenaires dans une instance de gestion, maintien des infrastructures mises à disposition en mains communales, sous un contrôle maintenu des législatifs et des exécutifs municipaux, coordination des activités sans création d'un niveau institutionnel supplémentaire. On conçoit aisément qu'un tel projet ne suscite pas l'enthousiasme des autorités cantonales, dès lors qu'il illustre clairement la possibilité de s'affranchir de leur tutelle, et rend plus apparente encore l'inutilité du canton...

    D'une certaine manière, la configuration municipale genevoise ressemble moins à celle de Bâle-Ville (où la Ville concentre 90 % de la population, et où seules deux communes subsistent aux côtés de la municipalité centrale) qu'à celle de Schaffhouse, avec ses 34 communes et sa population dont la moitié se déplace quotidiennement pour aller travailler dans la commune-Ville. Or à Schaffhouse, l'intercommunalité a été institutionnalisée (dans la même foulée que l'autonomie communale, d'ailleurs) en 1975, par le moyen notamment des " contrats de coopération " entre communes, et entre communes et canton. C'est de ce type de modèle et d'expérience dont Genève peut s'inspirer -à supposer que l'orgueilleuse république daigne s'inspirer d'un exemple autre que celui de l'idée qu'elle se fait d'elle-même.

    Ajoutons cependant que, politiquement, l'intercommunalité doit se faire sous condition d'un contrôle démocratique équivalent à celui qui s'exerce (ou devrait s'exercer) sur les instances municipales. Les modalités de ce contrôle doivent certes être précisées, voire inventées, mais le principe même du contrôle des instances intercommunales par les citoyens, directement ou indirectement (par l'intermédiaire de leurs élus -mais non " d'élus des élus ") doit être affirmé, et concrétisé.

  5. Communauté urbaine transfrontalière

Le projet du Conseil d'Etat aura au moins eu ce mérite : illustrer, en même temps que l'obsolescence des découpages institutionnels subsistants, la nécessité de la construction de la région, c'est-à-dire d'une Communauté urbaine, -et d'une Communauté transfrontalière, puisque la réalité urbaine l'est et que la part " française " de la région genevoise est considérablement plus importante que sa part " vaudoise ". Genève (la Genève réelle, non la Genève institutionnelle, en retard de 150 ans sur la première), c'est environ 110 communes (108 en 1990, dont 37 communes françaises et 30 communes vaudoises), et près de 600'000 habitants (550'000 en 1990), dont un tiers résidant hors du canton de Genève, et tous résidant sur un territoire urbain, ou à tout le moins urbanisé (urbain, suburbain, péri-urbain et rurbain), où le mode de vie urbain prédomine de façon écrasante. La campagne genevoise est un espace urbain, déterminé par la ville, maintenu par elle comme un espace vert, sans qu'il y ait réellement de différence dans la démarche politique d'aménagement du territoire entre la préservation d'un parc public et celle d'un espace agricole. La réalité est donc celle de l'urbanisation commune. Mais cette réalité-là est sans expression institutionnelle, tout se passant au contraire comme si une partie des énergies politiques était affectée à la tâche de nier l'évidence et d'empêcher l'émergence d'une communauté urbaine " collant " à la réalité de l'agglomération. L'attitude des communes " non-urbaines " de Genève participe d'ailleurs de ce refus, politique et intéressé, de l'émergence d'une communauté urbaine, laquelle, en constatant institutionnellement la réalité, instaurerait entre les communes un mode de relations plus défavorable aux " petites " communes quantitativement majoritaires (notamment au sein de l'ACG), et a contrario plus favorables à la dizaine de communes urbaines et à la Ville. Le jeu institutionnel, sur ce terrain, se joue en effet à trois, voire quatre partenaires : le canton, la Ville et les autres communes (avec la distinction possible entre les communes urbaines et les autres). L'alliance apparemment naturelle serait celle des communes entre elles, l'alliance réelle étant celle du canton et des petites communes contre la Ville, les grandes communes passant d'un camp à l'autre au gré de leurs intérêts ou de ce qu'elles considèrent comme tels.

Le problème posé, et que résoud à sa manière la communauté urbaine, n'est pas celui de l'équilibre entre les différents acteurs de ce jeu, mais celui du déséquilibre entre leur place formelle et leur place réelle : la Ville pèse institutionnellement du poids de Gy, quand bien même, comme le constate François Walter, " les privilégiés (...) habitent la périphérie de la ville sans en assumer les charges ". La communauté urbaine est une réponse à la sous-représentation des communes urbaines par rapport aux communes rurbaines (communes dites " rurales " comprises). Elle est aussi, et surtout, la condition d'une compétence réelle, c'est-à-dire d'un pouvoir, de la collectivité genevoise sur les enjeux essentiels qu'elle a à relever : l'aménagement du territoire (d'un territoire qui dépasse non seulement les frontières municipales, mais aussi celles du canton, et celles des Etats), la politique de l'emploi, la politique sociale, l'éducation et la culture... On rappelera utilement à ce propos que 10 % des Genevois déménagent chaque année en changeant de commune, tout en restant vivre dans l'agglomération urbaine.

Par la création d'une Communauté urbaine genevoise s'instaurerait une meilleure (et plus visible) cohérence entre usagers, décideurs et payeurs des infrastructures urbaines, dans tous les domaines, dès lors que l'institution politique correspondra à la réalité physique du territoire urbain. Une autre solution serait certes la fusion des communes, mais on y perdrait alors en capacité de contrôle démocratique, sans forcément y gagner en cohérence, sauf à les fusionner toutes et à faire de l'ensemble du canton une seule commune (non plus une République et Ville, mais une République tout court, en même temps qu'une Commune unique, une République et Commune qui nous rapprocherait autant de la Genève de l'Ancien Régime (avec ou sans mandements) que du Paris de 1871...). Aucune fusion, cependant, ne devrait se faire sans que les citoyens de l'ensemble des communes concernées n'y acquiescent, condition qui suffit à renvoyer un tel projet aux calendes grecques -les Grecs n'ayant précisément pas de calendes.

Nous en tenons donc pour la création d'une Communauté urbaine genevoise. Aux raisons spécifiquement genevoises qui militent en faveur d'un tel projet, il nous semble pouvoir en ajouter une, " européenne " : La Communauté urbaine est un instrument de l'intégration européenne. Construite à partir des communes, et dans le mesure où elle ne peut être à Genève que transfrontalière (puisque la réalité urbaine l'est), elle est construite sur la seule réalité institutionnelle commune à la Suisse et à la France (même si les compétences, les niveaux d'autonomie et les modes d'intégration des communes dans l' " architecture institutionnelle " des Etats sont différents de part et d'autre de la frontière). L'intercommunalité qui se met en place du côté français de la frontière facilitera en outre les choses du côté genevois, tant du point de vue de l'intercommunalité " genevoise " elle-même que du point de vue de la Communauté urbaine, celle-ci pouvant dès lors se construire sur des bases déjà existantes -d'autant que Genève devrait et pourrait être intégrés au réseau des villes centres de Rhône-Alpes, ce qui élargirait régionalement le cadre des collaborations possibles avec Lyon, Grenoble, Chambéry... La motion (acceptée) proposant au Conseil municipal de la Ville de tenir régulièrement des réunions communes avec le Conseil municipal d'Annemasse va toujours dans le même sens : celui de la reconnaissance d'une réalité urbaine commune des deux côtés de la frontière.

La Communauté urbaine elle-même est d'ailleurs une institution " eurocompatible ", dans la mesure où elle existe en France avec un seuil de création fixé à un niveau démographique correspondant à celui de la population de l'agglomération genevoise, soit, depuis le 12 juillet 1999 (loi Chevènement relative à la simplification et au renforcement de la coopération intercommunale) de 500'000 habitants, quand Genève en compte à peu près 600'000. Ce seuil a été fixé à ce niveau pour le faire correspondre à la réalité des " grandes " agglomérations, ce qui met celle de Genève à l'étiage français (de Marseille, Toulouse, Nantes et Nice, pour ne citer que les agglomérations non encore dotées d'une communauté urbaine, ou de Lyon, pour citer l'exemple le plus voisin du nôtre). En dessous du seuil de la Communauté urbaine, la loi Chevènement prévoit par ailleurs la possibilité d'une " Communauté d'agglomération ", à partir de 50'000 habitants autour d'une commune de 15'000 habitants, dont Chambéry (110'000 habitants pour le district urbain) pourait déjà bénéficier aujourd'hui, avant Annemasse demain.

A l'échelle européenne, et à l'aune de la volonté d'intégrer Genève à l'Europe, la communauté urbaine (et donc la commune, puisque c'est à partir des communes que la communauté se construit), est la seule voie possible. Une communauté urbaine transfrontalière serait certes une (relative) nouveauté, dans la mesure où elle réunirait des municipalités d'un pays membre de l'Union Européenne et d'un pays qui n'en est pas, mais elle ne serait pas la première institution transfrontalière construite sur des bases municipales : le 6 février, 800 élus locaux du Pays Basque français et espagnol ont fondé une " institution nationale basque à base municipale ", exprimant sans doute un projet politique sinon nationaliste, du moins autonomiste, mais surtout (du moins pour les enseignements que nous pouvons, ici, en tirer) la possibilité de créer précisément une institution politique transfrontalière sur la base du premier niveau de décision politique démocratique : la commune.

Elle est aussi le seul mode concevable d'organisation des services publics à l'échelle régionale, du moins dans la mesure où l'on pose comme principe que les services publics doivent être accessibles à tous les habitants de la région, et financés par tous les contribuables de la région -ce qui vaut pour les services de sécurité comme pour les institutions culturelles.

4. Démocratie locale

Il convient tout d'abord de rappeler qu'avec ses 180'000 habitants, la Ville de Genève est une petite ville : l'équivalent de deux arrondissements parisiens ou d'un bidonville mexicain. Dans ces conditions, appliquer à cette petite ville des " solutions " empruntées à l'organisation des mégapoles relève, dans le meilleur des cas d'une erreur d'échelle, dans le pire (quoique habituel) des cas d'une illusion d'optique ne s'expliquant que par la mégalomanie. La multiplication des communes telle que l'envisageait le Conseil d'Etat aboutissait d'ailleurs assez curieusement (le projet gouvernemental prétendant à l' " économie " et à la " rationalisation ") à une multiplication des coûts sans accroissement de la démocratie locale.

Nous en tenons, non pour l'éclatement de la Ville en plusieurs communes reconstituant plus ou moins les anciennes municipalités d'avant la Loi de Fusion (pour ne pas remonter plus loin encore dans le temps), mais pour une " fédéralisation " de la Commune-Ville actuelle, à partir d'arrondissements (voire de " mairies d'arrondissements ") correspondant aux arrondissements électoraux, et dotées des infrastructures permettant d'en faire de réels lieux politiques. Les modalités de cette " fédéralisation " restent évidemment à préciser, le statu quo même étant envisageable sur ce point.



Il n'y a dans l'Etat aucune loi fondamentale qui ne se puisse révoquer, non pas même le pacte social, car si tous les citoyens s'assemblaient pour rompre ce pacte d'un commun accord, on ne peut douter qu'il ne fût très légitimement rompu. Grotius pense même que chacun peut renoncer à l'Etat dont il est membre, et reprendre sa liberté naturelle et ses biens en sortant du pays. Or il serait absurde que tous les citoyens réunis ne pussent pas ce que peut séparément chacun d'entre eux.

(Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social)

A Rousseau, nous devons de savoir comment, après avoir anéanti tous les ordres, on peut encore découvrir les principes qui permettent d'en édifier un nouveau. (...) Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre; même si nous sommes enclins à le croire, nous n'avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. A les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la n^tre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c'est la seule nous nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d'aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d'aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu'il nous sera possible d'appliquer à la réforme de nos propres moeurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d'un privilège inverse du précédent, c'est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire; car ces changements viennent aussi d'elle, que nous y introduisons. Claude Lévi-Strauss ("Tristes Tropiques")

... trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. Jean-Jacques Rousseau ("Du Contrat Social")








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