Une foutaise : le Canton du Léman
©Pascal Holenweg, Genève, 2001












Une foutaise :


Le "canton du Léman"

Or donc, un politicien vaudois prématurément (et contre son gré) rangé des voitures officielles, a eu cette idée digne du génie des lieux qu'il hantait naguère : proposer la fusion des cantons de Vaud et de Genève. Relayé complaisemment par quelques journaux ayant accoutumé de confondre la recherche du gadget politicien avec l'ouverture d'un débat politique, le projet de Philippe Pidoux meuble depuis le début du mois de juin les jachères médiatiques de l'avant-vacances. Certains radicaux genevois voulaient un Gouverneur de Genève, Pidoux leur propose un préfet, fait passer son pétard pour un big-bang -et le microcosme tout ébahi de suivre, en tentant de nous faire prendre cette foutaise pour un enjeu.

Car il s'agit bien d'une foutaise, ainsi que l'argumentation déployée (comme se déploie le décor d'un théâtre) l'illustre. Pourquoi ce bricolage d'un "canton du Léman" à partir de Genève et de Vaud ? Pour réformer réellement les institutions de ce pays, ou même des deux cantons concernés ? Surtout pas. Mimer un changement pour n'avoir pas à l'assumer : vieille ruse de l'immobilisme. Alors, ce "canton du Léman", pour quoi faire ?

A nous faire prendre une vessie médiatique pour un débat politique, on n'obtient pour seul résultat que celui de rendre encore un peu plus irréelles les interventions politiciennes, et opaques leurs intentions. Les enjeux auxquels nous sommes tous confrontés, les questions que ces enjeux nous posent, l'urgence de leur donner une réponse, sont pourtant d'une toute autre nature, et d'une toute autre importance que le gadget de la "fusion" :

A aucune de ces questions, à aucun de ces enjeux, à aucune de ces urgences la création d'un "canton du Léman" n'apporte la moindre réponse, ne donne la moindre consistance, n'offre la moindre solution -nul ne demandant à un gadget d'être un outil.

Il est vrai que tant qu'on amusera les foules en l'interrogeant sur la question de savoir si la future capitale du futur canton du Léman doit être Genève, Lausanne ou Nyon, ou si on devra baptiser ce canton "République" comme Genève, "Etat" comme Vaud ou "canton" faute de pouvoir en dire quoi que ce soit d'autre, on n'aura pas les chômeurs de Nyon, les pauvres de Lausanne et les immigrés de Genève sur le dos. Ni, surtout à l'esprit les problèmes qu'ils révèlent.

Au fond, c'est sans doute à cela que sert ce genre de propositions : de leurre, de dérivatif ou de bruit de fond. Et c'est à tout autre chose qu'il nous importe de nous livrer : à une critique des institutions politiques qui soit une critique de leurs racines même, et non un toilettage de leurs apparences -une critique qui fasse émerger un mode d'organisation et des propositions de réformes institutionnelles (et nous disons bien "réforme", ni "toilettage") respectant deux principes, l'un de légitimité et l'autre d'organisation : le principe de la souveraîneté populaire et celui de la subsidiarité étatique.

La souveraîneté populaire, d'abord : il ne s'agit pas seulement de proclamer qu'un pouvoir politique ne doit rien pouvoir faire sans l'acquiescement des citoyens, mais aussi et surtout de concevoir que l'acquiescement ou le mandat de la majorité n'oblige que cette majorité elle-même, que celles et ceux dont le choix est autre que celui de la majorité ont un droit égal à celle-ci, et tout aussi fondamental, à concrétiser leur choix, si minoritaire -voire solitaire- qu'il soit.

La subsidiarité étatique, ensuite : c'est poser comme règle que toute compétence publique est d'abord celle du plus "bas" (c'est-à-dire du plus proche) niveau de l'organisation politique; que l'Etat n'a, ni ne doit avoir de compétences que celles que leur abandonnent les citoyens. Chaque acteur politique n'abandonnant au niveau de décision supérieur que ce que lui-même n'est pas en mesure d'assumer, le contrôle démocratique peut alors s'exercer pleinement, car le plus directement possible. On sait bien en effet à quel point les possibilités de contrôle démocratique direct sont inégales selon qu'il s'agit du niveau municipal, national ou continental, et l'on sait quelle urgence revêt la représentation politique des villes (ne serait-ce pas pour éviter d'avoir à y venir que l'on s'amuse encore à bricoler l'obsolète niveau du canton ?).

Ainsi voit-on à quoi un exercice de réforme institutionnelle peut et doit aboutir : non à "moderniser", c'est-à-dire à rénover, les formes anciennes d'exercice de l'autorité politique et de la responsabilité collective, mais à en changer fondamentalement. Ouvrir un débat sur un changement des institutions politiques, c'est ouvrir un débat sur ce qui fonde ces institutions; les mots de ce débat, on le sait, sont de vieux mots -mais les réalités qu'ils revêtent, et les enjeux qu'ils décrivent, sont bien d'aujourd'hui; d'entre ces réalités, l'affadissement de la démocratie n'est pas la moins inquiétante, et nous pouvons pressentir à quoi mène cet affadissement : à l'emprise de populismes d'autant plus efficaces qu'ils useront sans retenue de l'invocation rhétorique à ce qu'ils nient en réalité -la démocratie, précisément, qui présuppose une remise en question permanente des mythes nationaux et de leur héritage.

La question institutionnelle est donc bien autre chose, et bien plus, qu'une rénovation des appareils de pouvoir, des structures administratives et des répartitions de compétences : elle est une redéfinition des règles du jeu politique à partir des droits individuels et collectifs fondamentaux. C'est en quoi, et seulement en quoi, elle nous intéresse. Il nous incompte par conséquent de proposer autre chose, et bien plus, que l'aimable b idouillage lémanique dont la droite vaudoise (et quelques lambeaux de la droite genevoise) se sont fait un étendard.

Nous avons à relever deux défis institutionnels : faire exister les villes comme institutions politiques fondatrices de la Confédération, et de la Confédération dans l'Europe, et faire exister politiquement la Romandie -mais une Romandie citoyenne, républicaine, fondée sur ses mouvements sociaux. Les césures entre la Romandie et la Suisse alémanique et entre la Suisse urbaine et la Suisse rupestre, sont constitutives de la Suisse et de sa capacité à nier sa propre réalité et ses propres divisions pour, sur elles, construire un édifice institutionnel "fédéral" en additionnant des souveraînetés cantonales dans le même temps où l'on refuse les communautés de culture et les réalités urbaines.

L'inconfortable question de l'inexistence institutionnelle de la Romandie en Suisse est ainsi posée par le fait que si la Romandie existe bel et bien culturellement et donc politiquement, elle n'existe pas institutionnellement (faire de deux cantons romands un seul n'y changera rien). Parce que les Romands ne l'ont pas voulu, ou ne l'ont pas océ, conscients sans doute qu'ils étaient et sont encore de la fragilité réelle de l'édifice helvétique telle qu'il leur était donné. Ainsi se sont-ils abstenus de tout ce qui aurait pu remettre en cause l'équilibre suisse et, si peu que ce soit, l'ébranler : leur adhésion rationnelle et calculatrice à cet assemblage leur paraissait préférable à toute autre solution -et même la "question jurassienne" n'a été finalement posée que par les seuls Jurassiens, malgré les Romands, voire contre certains d'entre eux. C'est pourtant bien d'institutions romandes dont il doit être question aujourd'hui, et d'entre ces institutions, une institution politique commune à créer, représentant les Romands et contrôlée par eux. La Romandie ne saurait exister dans la Suisse qu'à la condition, précisément, d'exister, et d'âtre autre chose, et plus, qu'un concept abstrait résumant "six cantons ayant en commun l'usage du français". Ici s'exprime l'exigence d'un fédéralisme renouvelé, reconnaissant et garantissant l'existence d'une Romandie disposant d'institutions et de représentations propres, et de facto d'un droit de veto sur toute décision fédérale qui serait acquise contre une volonté populaire exprimée dans tous les cantons romands.

La Romandie ne peut faire l'économie de sa propre existence. Elle doit pour cela arrimer son "axe" lémanique à ses autres régions, jurassiennes, préalpines et alpines, pour éviter que s'établisse en son sein un rapport déséquilibrant et fragilisant de centre à périphérie. C'est à cette condition que la Romandie est possible et pourrait avec les régions françaises voisines, participer pleinement de la construction d'une Europe des villes et des régions. On est là bien loi, parce que plus haut, du "canton du Léman"; bien plus loin, aussi, des concordats ou des coordinations intercantonales spécifiques à tel ou tel sujet, quoique ces coordinations puissent mener sur la voie des réformes fondamentales qui s'imposent. C'est affaire de volonté et de volonté politique. Mais s'il y a nécessité de faire exister la Romandie, la réalité est qu'on se contente de vouloir accoucher d'un canton du Léman. De la réalité à la nécessité, il y a quelque chemin à faire. Un chemin que la droite, visiblement, n'entend pas emprunter. Reste à la gauche d'avoir la volonté et la capacité de le faire, et d'y accompagner les Romands eux-mêmes.

Quant aux Genevois, le travail de réforme de leurs propre institutions reste à faire. Un projet d'initiative populaire pour la révision globale de la constitution de Genève est en chantier; une telle révision (avec ce qu'elle implique, à commencer par l'élection d'une constituante, et les engagements à quoi elle devrait contraindre Genève en direction de la Romandie et de l'Europe) obligerait l'ensemble des acteurs sociaux et politiques de la République à jouer le rôle auquel il leur arrive, rhétoriquement, de prétendre mais dont ils semblent avec une belle obstination fuir les contraintes : le rôle d'"inventeurs" d'une démocratie profondément repensée, et élargie aux aux domaines et aux personnes que sa forme actuelle ignore.






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