Chômage, état des lieux






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Etat des lieux : le travail, le chômage

Mise à jour : 3 janvier 2008
©Pascal Holenweg, Genève, 2008


le problème économique est résolu, l'humanité se trouvera donc privée de sa finalité traditionnelle. (...) Ainsi, pour la première fois depuis sa création, l'homme fera-t-il face à son problème véritable et permanent : comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques ) (...) Pendant longtemps encore, le vieil Adam sera toujours si fort en nous que chaque personne aura besoin d'effectuer un certain travail afin de lui donner satisfaction. (...) Trois heures de travail chaque jour par roulement, ou une semaine de quinze heures, peuvent ajourner le problème pour un bon moment.
J.-M. Keynes, "Perspectives économiques pour nos petits-enfants" (1930)

Partage du travail, revenu minimum :

Pour un débat à gauche

La crise économique des années '90 marque la fin d'une époque (qui dure depuis un siècle et demi) : celle de la généralisation du salariat. Le nombre croissant des chômeurs, des travailleurs occasionnels, des exclus du travail et des retraités "sortis" bon gré, mal gré, du cycle salarial, l'allongement enfin de la durée de la formation non salariée, tout concourt à ce que les travailleuses et les travailleurs "normalement" salariés (à plein temps) deviennent tendanciellement minoritaires par rapport à une masse composite et contradictoire de non salariés, de salariés à temps partiel et de salariés épisodiques. Cette remise en cause du salariat se fait par le capitalisme lui-même, dans l'improvisation et à un coût social considérable. La gauche n'y réagit que défensivement, par le recours aux vieilles recettes (plus ou moins "modernisées" de l'Etat social et de l'investissement keynésien, quand elle ne se replie pas sur le conservatisme corporatiste. A une offensive contre les salariés, les organisations qui affirment les représenter opposent, assez obstinément, la défense du salariat -c'est-à-dire la défense d'un mode de rémunération du travail (ou plutôt du temps de travail) qu'elles ont eu initialement pour projet constitutif de combattre : le travail à plein temps, stable et salarié.

Nous sortons donc par la crise d'une société organisée autour d'une certaine conception du travail (salarié, stable, masculin et à plein temps) qui en avait faît cet enclôs où le citoyen n'était plus qu'un producteur -et hors duquel il était surtout un consommateur. Ainsi défini par des normes sociales héritées du XIXe siècle, le travail n'est que le sacrifice de ce que l'on est au profit de ce que "le système" veut que l'on soit -et c'est encore dans la confusion des termes que se fait cette définition : pour être reconnu comme tel, le travail devait, et doit encore, être salarié et dépendant, alors que la plus grande part du volume de travail réel effectué socialement est le fait d'engagements différents, à commencer par celui des femmes assumant la quasi-totalité du travail "domestique". Il n'y a en réalité aucune synonymie entre les mots de "travail" (qui désigne toute activité de transformation d'une réalité) et d'"emploi" qui ne désigne une telle activité que si elle s'insère dans un cycle productif, pour un temps payé par le salaire.

L'une des absurdités du salariat est que plus le travail que l'on fait est intéressant, "enrichissant" pour le travailleur, mieux est payé le temps qu'on passe à le faire alors que, logiquement et éthiquement, un travail devrait s'accompagner d'un salaire d'autant plus élevé que la tâche est rebutante, dépourvue d'intérêt pour qui la fournit et utile à la collectivité. Il n'y aucune raison, ni sociale, ni économique, ni -et moins encore- éthique pour qu'un présentateur de télévision soit mieux payé qu'un éboueur.

L'exigence d'une critique du salariat

Si le moment présent est celui d'une crise, il peut être aussi -et par le fait même- celui d'une exigence, qui tiendrait à la fois d'un bon usage du présent et d'un retour aux sources du mouvement socialiste : repenser le travail, rompre avec le modèle salarial et l'organisation des vies individuelles autour du travail salarié, tout assurant à chacune et chacun la couverture de ses besoins essentiels (y compris ceux, "immatériels" mais non moins essentiels, liés à la culture, à l'information et aux relations sociales). Rendu indispensable par la rupture du léien entre la croissance et l'emploi, et a contrario par l'inanité de l'attente d'une éradication du chômage par la croissance, le projet d'un dépassement du salariat, où se conjuguent réduction du temps de travail, partage de l'emploi et revenu minimum fait peur à la gauche -à toutes les gauches. Né d'une critique virulente, radicale, du salariat, de l'Etat et de la propriété privée, le mouvement socialiste (au sens large) a, par son action et ses réussites même, généralisé le salariat, renforcé l'Etat et diffusé la propriété privée. Intégré à l'appareil d'Etat jusqu'à parfois s'y dissoudre, totalement inséré dans une société qu'il est supposé avoir pour projet de changer, coupé par cette intégration et cette insertion de la nouvelle "classe pauvre", le mouvement socialiste (toutes organisations confondues) a-t-il achevé son parcours historique sans réaliser le projet qui le justifiait mais en confortant le réalité qu'il combattait ?

Parler au nom de tous les salariés en méconnaissant ce qui distingue un professeur d'université d'une auxiliaire de grands magasins, ou se replier sur le projet technocratique de rationalisation des fonctionnements de l'Etat, ne peut mener qu'au néo-corporatisme (dans le premier cas) ou à un sorte de "radical-socialisme" consensuel (dans le deuxième cas), c'est-à-dire -et dans les deux cas-, à l'oubli du "monde d'en-bas".

Car la crise a un effet contradictoire : en même temps qu'elle élargit la marge sociale en accroissant le nombre de ceux qui y sont rejetés, et des raisons pour lesquelles ils y sont rejetés, elle réduit la tolérance de la société à l'égard de la marge et des marginaux. La gauche n'est pas préservée de ce mal : en se repliant sur la défense corporatiste ou en réduisant son projet à la rationalisation technocratique, elle rompt avec les victimes de la crise; en se refusant à remettre en cause le modèle salarial et l'organisation classique du travail, elle concourt à accroître le nombre de ses victimes; en ne poussant pas sa réflexion au-delà de ce que les membres de ses organisations sont a priori en état d'accepter, elle perd sa légitimité même.

Le retour des pauvres

Les pauvres sont de retour -et partout. Plus de 16'000 chômeurs sont officiellement recensée à Genève, qui en compte à peu près le double en réalité. 6000 personnes doivent dans une des villes les plus riches d'Europe recourir à l'assistance publique pour couvrir leurs besoins essentiels : les sociétés les plus prospères redécouvrent le chômage et redécouvrent leurs pauvres. Ils n'avaient pas disparus : on les avait oubliés; ou plutôt, on les avait cac hés, comme on avait exporté les chômeurs dans les années '70. Méthode bien helvétique, d'ailleurs, que ce camouflage social -mais les chômeurs ont réapparu, et les pauvres, et les exclus du travail, et les sous-payés, et les travailleurs non reconnus comme tels parce qu'ils ne reçoivent pas de salaire en "échange" partiel de leur temps de travail (et ces travailleurs là, dans leur grande majorité, sont des travailleuses).

De plusieurs parts est alors avancé le double projet du partage du travail et du revenu minimum (quelques propositions, trop prudentes et partielles, s'en tenant à l'un ou l'autre de ces deux projets, ou à certains de leurs éléments constitutifs : des allocations complémentaires à celles déjà existantes, quelques mesures de réduction de la durée du travail dans quelques secteurs réputés pouvoir le supporter...). Or ce double projet, s'il n'est pas réduit à ce qui serait immédiatement acceptable par une opinion publique "fonctionnant" encore (et fort logiquement) aux critères sociaux des 150 ans qui précèdent, pourrait bien être le projet le plus subversif du siècle finissant et du siècle commençant. Sa logique, en tous cas, rompt radicalement avec celle instaurée et installée depuis 150 ans : la logique du salariat et de l'emploi stable et à plein temps.

Un projet subversif

La normalité sociale dont nous héritons, et avons grand'peine à nous défaire, est celle d'un individu échangeant son temps contre de l'argent en tirant l'essentiel ou la totalité de son revenu du paiement de ce temps "vendu" à d'autres, le revenu qu'il en tire lui permettant de continuer à vendre son temps. Le projet de réduction massive du temps consacré à l'obtention d'un salaire, rlduction conjuguée à la reconnaissance du droit de tout individu à obtenir sans contrepartie les moyens nécessaires à son existence sociale, est un bouleversement dans une société fondée sur le travail "obligé", et pour un mouvement social (le nôtre), ou ce qu'il en reste, fondé sur l'exaltation du travail, l'organisation des travailleurs et la généralisation du salariat (après s'est constitué en réclamant son abolition).

Nous voilà donc donsuits par la réalité sociale autant que par nos propres principes ("à chacun selon ses besoins"...) à revendiquer la possibilité de travailler le moins possible et un droit au revenu sans obligation de travail. On dira sans doute d'un tel projet qu'il est irréaliste, mais, outre que la réalité pourrait bien se charger d'en rendre la concrétisation inévitable, on pourra utilement se dire que, comme le suggère Serge Livrozet, le premier anthropophage a avoir émis l'idée qu'il fallait cesser de bouffer ses petits camarades n'était déjà sans doute qu'un utopiste dépourvu du sens des réalités -et promis à ce titre à être dévoré pour qu'elles lui soient rappelées.

Le débat qui doit se tenir au sein de toutes les organisations, politiques et syndicales, de la gauche "plurielle" (comme s'il pouvait en exister une autre) illustrera sans nul doute le fossé qui sépare encore les pratiques et les habitudes de pensée des nécessités. Nous avons à prendre l'individu comme tel et tel qu'il est, non comme producteur et tel que la norme sociale le voudrait; nous avons à ne plus le juger en fonction de critères utilitaires ou défensifs, à ne plus le mesurer à l'aune de son intégration sociale, de l'utilité de son activité ou du prix auquel il se vend (Que fait-il ? Combien gagne-t-il ?) mais en fonction de son seul droit à exister comme il l'entend.

Rien au fond n'est plus subversif que cette rupture entre le droit individuel aux moyens de vivre et les vieilles exigences sociales de travail et d'activité "utiles" ou "rentables"; rien n'est plus subversif, et rien n'est plus nécessaire : ceux que la crise rejette dans la marge ou, plus loin encore, hors du lien social, n'ont pas besoin d'un discours moral et d'une commisération paternaliste, mais des moyens de se loger, de se vêtir, de se nourrit, de se soigner, de se déplacer et de s'informer.

Ce qu'ensemble le partage du travail et le revenu minimum subvertissent sont aussi de bonnes, vieilles et solides valeurs de gauche : le travail, précisément, mais aussi l'intégration sociale, le salaire, le maintien des droits acquis. Ne serait-ce que pour cette raison, le débat est nécessaire. Mais il l'est aussi parce que l'urgence nous y pousse : ne s'embarassant ni de réflexion, ni de projet, ni de critères éthiques ou sociaux, l'"économie" a sa propre réponse à la crise, et dispose d'au moins autant de moyens d'imposer cette réponser qu'elle en a eu de provoquer cette crise. Cette réponse est simple : faire payer les conséquences de la crise aux victimes de la crise. Ces moyens sont politiques : des organisations, des majorités, des gouvernements acquis à la réalisation d'un programme libéral, ou capables d'imposer les critères d'un tel programme aux forces politiques qui pourraient s'y opposer.

Tant qu'à gauche on se contentera du choix entre le corporatisme défensif des uns et la transformation des autres en un succédané technocratique du radical-socialisme, seule la réponse de droite à la crise aura quelque chance de s'imposer.


La fin du travail ou la fin du salariat ?
Paul Lafargue : Le droit à la paresse
L'ampleur du chômage
Le chômeurs en fin de droits
Le chômage de longue duré
Les occupations temporaires de chômeurs
Des propositions de réduction de la durée du travail en Ville de Genève
Les propositions du Parti Socialiste Suisse
Le travail non rémunéré en Suisse

Fin du travail ou fin du salariat ?

Il ne faut rien attendre d'un traitement symptomatique de la crise, car il n'y a plus de crise : un nouveau système s'est mis en place qui abolit massivement le travail.
(André Gorz)

Misères du présent, Richesse du possible

André Gorz et la fin du salariat

Dans son dernier livre, André Gorz rompt avec une démarche qui fut longtemps la sienne, démarche réformiste de changement (radical, certes) du cadre social du travail salarié, pour constater qu'il s'impose désormais une remise en cause fondamentale du salariat lui-même. En d'autres termes, on n'en est plus à répondre é la crise, à proposer diminution d'horaires, aménagement du temps de travail, partage du travail, mais à envisager sérieusement l'abolition même du travail salarié. Pour Gorz, désormais, cette abolition n'est plus une menace à conjurer, mais une chance, la possibilité d'instaurer un ordre social nouveau. Construction sociale arbitraire, le travail salarié n'est pas une fatalité mais peut être aboli, précisément parce qu'il n'est qu'une forme contingente de l'organisation des forces productives. Une forme parmi d'autres. Le problème est que nous sortons de la société du travail salarié sans qu'aucune autre forme de société ne soit proposée. D'où la généralisation de la précarité :

"C'est cette figure centrale du précaire qui est potentiellement la nôtre; c'est elle qu'il s'agit de civiliser et de reconnaître au double sens du mot pour que, de condition subie, elle puisse devenir mode de vie choisi (...) (et) droit pour tous de choisir les discontinuité de leur travail sans subir de discontinuité de leur revenu".

D'où le ralliement de Gorz à la proposition, qu'il a longtemps combattue, du revenu minimum , c'est-à-dire d'une "allocation universelle de revenu suffisante et inconditionnelle" pour continuer à garantir les droits sociaux fondamentaux, même s'ils sont un héritage de la société du salariat, et permettre le développement d'une société de "multiactivité" en rupture avec la société du travail mais capable de faire le meilleur usage possible de l'énorme puissance productive (mais pas seulement économiquement productive) de l'intelligence collective ("general intellect".

extraits de l'entretien d'André Gorz avec Robert Maggiori et Jean-Baptiste Marongiu, "Libération" (supplément "livres") du 24 septembre 1997

J'essaie d'envisager le terme ultime auquel, en vertu de leur logique propre, mènent les mutations présentes. Or cette logique débouche sur l'abolition du salariat et du capital, selon des modalités qui sont d'ailleurs celles que prévoyaient les "Grundrisse" de Marx (...). Il faut se placer dans cette perspective et se demander ce qu'on peut faire pour s'approprier le travail, pour avancer dès à présent dans le sens de cette appropriation. Il faut se retirer mentalement de la société salariale, de la société de travail comme seule forme de société : voilà ce que j'apelle l'Exode. Le premier acte de tout changement politique, de toute transformation de la société, est un changement culturel. (...)

On était dans une société dont la source de productivité était l'énergie, qu'il fallait produire en quantités de plus en plus grandes. On est passé à une économie fondée sur l'information, celle qui, par bits électroniques, permet de stocker non seulement du savoir mais aussi du savoir faire, et de le mopbiliser à volonté n'importe où et n'importe quand. (...) Aujourd'hui, l'argent cherche à produire de l'argent sans passer par le travail. (...)

A l'heure d'Internet, de la cybernation, de l'informatisation, de la mise en réseau de tous les savoirs, il est encore plus aisé de voir que le temps de travail ne peut plus être pris pour mesure du travail, ni le travail pour mesure de la richesse produite, puisque le travail immédiat de production n'est, en grande partie, que le prolongement matériel d'un travail immatériel, intellectuel, de réflexion, de concertation, d'échange d'informations, de mise en commun des savoirs, bref du "général intellect". Il est virtuellement possible aujourd'hui que l'utilisation de la force de travail possédée par chacun conduise à un développement fantastique de l'autoactivité et que la richesse n'ait plus besoin d'être produite dans des entreprises capitalistes avec un capital fixe, une direction, un marketing, etc. La demande doit donc être celle de lieux de vie, d'activités, d'échanges, où les gens puissent produire et de la socialité et de la richesse, matérielle et immatérielle.

C'est l'acquisition de facultés non productives en elles-mêmes qui est la grande source de productivité actuelle. Aussi devient-il de plus en plus difficile de définir une quantité de travail incompressible à accomplir par chacun au cours d'une période déterminle. Seule donc l'allocation universelle et inconditionnelle d'un revenu de base suffisant, cumulable avec le revenu d'un travail, peut inciter à réduire l'activité professionnelle au profit d'une vie multiactive, et éviter d'avoir à se battre sur un marché du travail saturé pour obtenir quelques miettes. (...) aujourd'hui déjà 50 % du revenu (60 % dans certains pays) est du revenu social indépendant de tout travail : RMI, indemnités et allocations diverses, etc. Le revenu garanti à tous va devenir incontournable. Sans lui, presque personne ne pourra acheter les richesses produites, parce que personne ou presque n'aura été payé pour les produire. (...)

D'une part on dit que le travail est une source de réalisation de soi, de satisfaction, d'identité, d'insertion sociale, d'autre part on dit que si on ne les paie pas, les gens n'iront pas travailler. Il faut s'entendre ! (...) il faut que le travail devienne une activité qu'on a envie de faire, et par laquelle on s'épanouit. La finalité de l'allocation onconditionnelle est celle d'une société où la nécessité du travail ne se fait plus sentir comme telle, parce que chacun se trouve sollicité et entraîné par un foisonnement d'activités (...) et trouve la "richesse" dans ces activités et leur partage. Un pas dans ce sens est que tout le monde puisse choisir sa forme de travail discontinu ou à temps très réduit tout en étant assuré d'un revenu suffisant. (...) L'emploi du temps n'est plus le temps de l'emploi.


"Nous allons sûrement vers l'entreprise sans salariés permanents et à plein temps"

(André Gorz, "Le Monde" du 6.1.1997)

(...) Le terme "travail" recouvre au moins quatre réalités différentes que l'on rabat tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre d'entre elles. Si le travail est entendu comme une modalité du faire, de l'agir, de l'oeuvrer, du "se donner la peine", il est évident qu'il ne peut ni manquer ni disparaître, qu'on ne peut ni en "avoir" ni en "créer". Ce qu'on peut "avoir" ou ne pas "avoir", en revanche, c'est le travail à forme d'emploi, c'est-à-dire une tâche socialement et juridiquement prédéfinie, qui vous est donnée à faire et pour laquelle on vous paie. C'est cette forme emploi du travail qui tend à disparaître.

Nous vivons une mutation fondamentale et irréversible qui invalide les paradigmes de la théorie économique dominante, tend à éliminer le salariat et porte en elle des chances immenses à condition que nous cherchions à nous emparer des changements au lieu de nous lamenter et de chercher à les combattre. (...) (Ce) n'est pas simplement la forme et la nature du travail qui change, mais aussi la nature du capital et de la richesse. Quand des dirigeants d'entreprise nous disent que le "capital humain" est plus important que le capital machines, que disent-ils donc, sinon que nous sommes entrés dans une nouvelle ère où la propriété privée du capital devient une notion problémagique et où le temps de travail immédiat est peu de chose en comparaison du temps nécessaire aux individus pour développer leurs capacités imaginatives et cognitives ? Comment peut-on, simultanément, vouloir ne rémunérer que le temps de travail immédiat ?

(...) (Si) vous reconnaissez que le travail immédiat ne peut plus être au centre de la vie de chacun et au fondement de la société, vous remettez en question le pouvoir que le capital et l'entreprise exercent l'un sur l'autre. Vous professez alors qu'il est absurde de demander aux individus de servir la société; la société doit avoir pour but le libre épanouissement de chacun et de tous. Cela se trouvait déjà dans le "Manifeste du parti communiste".

Si, en revanche, vous soutenez que le travail emploi conserve et doit conserver sa centralité, alors vous niez qu'il doive et qu'il puisse y avoir une société au-delà de la société salariale et vous renforcez la domination d'un patronat qui veut que les gens ne voient d'autre issue que de se battre entre eux pour obtenir à n'importe quelles conditions un de ces emplois que, par ailleurs, on abolit.

(...) Nous allons sûrement vers l'entreprise sans salariés permanents et à plein temps. L'entreprise se transforme en un système auto-organisateur de réseaux reliant un très grand nombre d'unités souvent minuscules. Beaucoup de celles-ci sont des entreprises individuelles sans capital autre qu'intellectuel, donc immatériel. (...)

Selon quels principes peut-on distribuer la richesse socialement produite quand de moins en moins de gens sont régulièrement salariés pour la produire ? Que faut-il faire quand le temps de travail immédiat n'est plus la mesure du travail ni le travail la mesure de la richesse ? Eh bien, il faut garantir à tous un revenu de base suffisant, indépendant du temps de travail et, finalement, du travail lui-même ! Le RMI n'est qu'un pas misérable dans cette direction. On fait déjà beaucoup mieux au Danemark et aux Pays-Bas, et on le fera aussi en Allemagne, d'ici deux ans. La garantie inconditionnelle d'un revenu de base suffisant permet de transformer la flexibilité chère au patronat en droit au temps choisi, en droit à négocier collectivement et individuellement toutes les formes de travail discontinu.

Le débat, qui a lieu aussi en France, porte sur la question de savoir si la garantie du revenu de base doit être inconditionnelle ou si elle doit avoir pour condition que, en l'absence d'un travail rémunéré, les gens asument des tâches bénévoles dans le cadre d'associations homologuées. Cette dernière condition me paraît inacceptable. Car si, pour subsister, je suis tenu au bénévolat, je ne suis plus bénévole. La garantie d'un revenu suffisant doit précisément avoir pour objet qu'une infinité d'activités qui créent du sens, du lien, etc., puissent se développer pour elles-mêmes, sans être assujetties à des critères extrinsèques.

(...) (L'emploi) ne peut être un but en soi. Le but ne peut-être que ce que le travail emploi, professionnalisé et monétarisé, permet de réaliser seul, ou mieux, ou plus efficacement. La question à poser n'est donc pas : Comment fournir le maximum d'emplois ? Mais : Quelles activités, quelles compétences faut-il professionnaliser, et lesquelles faut-il absolument protéger contre la professionnalisation parce qu'elles sont ou devraient être des compétences communes, non formalisables, ni tarifables, ni transmissibles par un enseignement formel ?

(...) (Chaque) fois que vous créez une profession certifiée, vous retirez une activité du champ des compétences communes à tout le monde. Vous créez ce qu'Ivan Illitch appelle "un monopole radical", et vous disqualifiez les "savoirs vernaculaires" dont est faite la culture du quotidien, l'artt de vivre.

La politique de l'emploi pour l'emploi finit par faire de chacun le spécialiste certifié d'une seule activité, imcompétent, dépendant et irresponsable pourntout le reste. S'il faut des spécialistes pour tout, si toute activité est un moyen de gagner sa vie, personne ne sait résoudre les problèmes quotidiens de vie et se prendre en charge.

(...) Il appartient à la société de s'attaquer à la cause des risques qu'elle-même fait courir aux individus et, d'autre part, de fournir les moyens qui permettent aux individus de mieux se prendre en charge. Ce qui suppose notamment que tous aient un accès illimité et permanent à toutes les ressources culturelles, à toutes les sources du savoir, aux outils d'autoproduction qui leur permettent de réduire leur dépendance à l'égard des échanges marchands et de l'Etat.

Si l'on tient que "le monde doit être présenté aux jeunes non pas comme construit mais comme à construire", selon la formule de Gilles de Gennes, il est impératif qu'ils réussissent à s'émanciper, psychologiquement et économiquement, des routines du travail emploi, des formes d'activité et de vie stéréotypées, balisées et prévisibles. Impératif qu'ils découvrent le goût de l'aventure, de l'improvisation, de l'invention, de la découverte. Or, si seuls doivent être assurés d'un revenu de base celles et ceux qui, durant les intermittences de leur travail emploi, se livrent à des activités connues "socialement et économiquement utiles", qui jugera de cette utilité ? On ne peut quand même pas évaluer les instituants selon les normes de l'institué.


Jusqu'à aujourd'hui, chaque nouvelle révolution technologique finissait par provoquer la création de nouveaux emplois -après, d'ailleurs, avoir supprimé nombre d'emplois dans des activités ou des formes de production traditionnelles.
Les technologies de l'information -et les modes informatiques de production- se distinguent fondamentalement de cette évolution passée, non seulement en changeant la nature même des emplois existants dans tous les secteurs de l'économie, mais aussi en se diffusant de manière si large et si rapide que les conséquences de leur introduction se font sentir dans le monde entier dans des délais extrêment brefs.
Technologies de l'information et modes informatiques de production favorisent enfin une délocalisation massive , et particulièrement commode, de la presque totalité des activités. Les anciens lieux de production au "nord" (au "centre") se transforment en lieux de contrôle de production matériellement délocalisées au "sud" (à la "périphérie"); ce mouvement se poursuit ensuite dans les lieux mêmes où la production a été délocalisées, et qui la délocalisent à leur tour vers une nouvelle périphérie -un "sud du sud". A plus ou moins long terme, la destruction des emplois engagée dans les pays du "nord" se poursuivra dans ceux du "sud", avant même que la main d'oeuvre de ces pays ait passé par le processus de "prolétarisation" qui a marqué l'Europe. On passera sans doute directement à la périphérie de la paysannerie traditionnelle au chômage moderne, sans l'étape de la constitution d'une classe ouvrière.

Les nouvelles technologies ne permettent pas seulement de rationaliser la production, mais elles rendent possible une réorganisation complète des entreprises.

La "machine intelligente" ne supprime plus seulement les emplois les moins qualifiés, occupés par les travailleurs les moins bien formés, mais de plus en plus d'emplois qualifiés et de postes de travail de cadres. La menace de la marginalisation sociale et de la paupérisation économique pèse désormais aussi sur la "classe moyenne", sur les salariés les mieux formés, sur les universitaires.
Au bout du compte, si la "société à deux vitesses" n'est certes pas une nouveauté et qu'il faille une solide dose d'inculture historique et une assez profonde cécité sociale pour pouvoir présenter comme une menace ce qui est une réalité depuis 150 ans, le ligne de partage entre les différentes "vitesses" sociales -entre les "compétants" et les "exécutants", les "intégrés" et les "marginaux", les "riches" et les "pauvres"- se fait plus profonde. De plus en plus nombreux seront celles et ceux qui, bien qu'ayant un emploi, n'en tireront plus ni lien social valorisant, ni revenu suffisant.
Nous nous retrouvons donc dans la situation de constater l'explosion d'une productivité économique dont la majorité de la population ne profite plus, ni sous la forme d'un accroissement des revenus, ni sous celle d'une augmentation du temps libre. Les profits réalisés grâce aux nouvelles technologies et à la restructuration des entreprises sont accaparés par une infime minorité de dirigeants et d'actionnaires.

En France, 42 % des accroissements de la valeur ajoutée des sociétés vont à l'épargne et 36 % aux salaires. La capacité d'autofinancement des entreprises, qui est de 155 %, se partage après le remboursement des dettes entre le capital financier, qui ne créée pas d'emplois, et l'investissement de productivité, qui en supprime. Résultat :

Face à cette mutation sociale majeure, qualifiée par certains (Jeremy Rifkin, Viviane Forrester, par exemple) de "mort du travail", et qui correspond en tous cas à la "mort" d'un modèle traditionnel du travail, les ppolitiques -de gauche comme de droite- n'ont été jusqu'à présent capables de proposer que d'inconséquents rafistolages de ce même modèle qui meurt sous leurs yeux.

Maintenir les emplois existants dans leur état existant relève précisément de ce rafistolage, quand le chômage a doublé en 15 ans (de 1979 à 1994) dans les seuls pays du "G7", et qu'aux chômeurs dument estampillés comme tels s'ajoutent tous ceux qui ne s'inscrivent pas au chômage, n'y ont pas droit, ne sont pas considérés comme des chômeurs ou se contentent, de gré ou de force, de stages sous-payés, de travaux précaires, d'emplois clandestins -bref, d'un "travail de pauvres" qui reproduit en enracine la pauvreté.

Tout se passe en somme comme si l'on était d'autant plus obsédé par le travail qu'il y en a moins, et par la création d'emplois que l'évolution technologique et économique en supprime. Ainsi fait-on d'une vieille malediction ("tu travailleras à la sueur de ton front") une promesse électorale. Ainsi culpabilise-t-on celles et ceux qui ne participent pas, qu'ils l'aient ou non choisi, de l'aliénation laborieuse, en même temps d'ailleurs que l'on tente de culpabiliser ceux qui en participent en les présentant comme "favorisés" par rapport aux premiers. La norme sociale reste le travail salarié à plein temps, quand la réalité sociale a depuis longtemps défait la crédibilité de cette norme; or les sociétaires sont appelés à se conformer non à la réalité sociale, mais à la norme produite par une réalité passée.

(OCSTAT-GE, novembre 1997) Selon les résultats du recensement fédéral des entreprises de 1995 et de 1996, le nombre d'emplois dans le canton de Genève était de 249'201 en septembre 1995, soit 5,1 % de moins (ou 13'514 emplois de moins) que quatre ans auparavant, et 2,2 % de plus (ou 5'428 emplois de plus) que dix ans auparavant. -Dans le même temps, la population résidente totale augmentait de 27'660 personnes en dix ans (+ 7,45) % et de 14'424 personnes en quatre ans (+ 3,75 %), et la population âgee de 20 à 64 ans augmentait de 7989 personnes en dix ans (+ 6,82 %) et de 3005 personnes en quatre ans (+ 2,46 %). Sur quatre ans, alors que la population augmente, les emplois diminuent, et sur dix ans, les emplois augmentent bien moins vite que la population. Sur quatre ou dix, là où et quand l'emploi augmente, c'est du fait de la seule augmentation de l'emploi à temps partiel et essentiellement du fait de l'augmentation de l'emploi féminin.