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Les socialistes suisses entre Hausamann et Guisan


Le rôle de Hans Hausamann

Le Mouvement national de la Résistance

Haro sur la presse

Une économie de guerre pour gérer la pénurie

1940 : l’encerclement de la Suisse

La Suisse face à l’Allemagne : collaboration ou vassalisation ?

Un pétainisme suisse

L’ « Organisation de fortune »

L’ « Aktion nationaler Widerstand »

Les conciliabules entre le patronat et l’extrême-droite

Le Manifeste socialiste du 1er août 1940

1944 : Le Parti du Travail dresse l’acte d’accusation de la politique du Conseil fédéral

 

Les socialistes purent se targuer d’avoir joué un rôle essentiel dans la fondation d’un consensus « national », duquel seule l’extrême-droite sera finalement exclue puisque les communistes, malgré les interdictions qui les frappèrent, et malgré la proscription politique de leurs militants, rejoignirent ce « front républicain à la suisse » dès l’invasion de l’URSS par l’Axe.

Au lendemain de la défaite française de 1940, un groupe d’officiers et de personnalités civiles, dont des socialistes et des syndicalistes, constituèrent autour du capitaine Hans Hausamann, expert militaire indépendant auprès du PSS, un « Mouvement national de la Résistance » afin de « sauvegarder et défendre l’intégrité spirituelle et politique de la Confédération suisse ». En 1932, Hausamann avait été l’un des rares officiers à dénoncer le danger, pour la Suisse, du nazisme (alors même que les nazis n’étaient pas encore parvenus au pouvoir, et que la gauche, trop occupée à en découdre avec elle-même –la politique du Comintern aidant- sous-estimait gravement le péril). Dès la prise du pouvoir par Hitler, Hausamann organisera un véritable réseau d’espionnage, qu’il mettra, la guerre ayant éclaté, au service du général Guisan. Lorsque le PSS le mandera comme expert militaire en 1937, il acceptera à condition que « la défense du pays ne (soit) pas mêlée à des palinodies politiques » (cité par J.-B. Mauroux, Du bonheur d’être suisse sous Hitler, op.cit.biblio p. 140). Cette condition rencontrait le PSS au tournant, et fut acceptée avec d’autant moins de réticences que le parti avait déjà accepté de reconnaître la défense nationale comme un instrument possible de lutte contre le fascisme et le nazisme.

Le Mouvement national de la Résistance, créé le 7 septembre 1940, ralliera donc des socialistes notoires (Hans Oprecht, W. Allgower, E.-P. Graber), des intellectuels antifascistes (Karl Barth, William Rappard) et des militaires démocrates (ce que n’était pas, foncièrement Guisan) et « patriotes » (le pléonasme « officier patriote » n’est qu’apparent, ainsi que l’illustre le cas du colonel Wille et de ses amis), comme le major Robert Frick ou le capitaine Waibel. L’engagement pris par les membres du mouvement –un mouvement soutenu de facto par les deux plus grandes organisations ouvrières du pays- est à lui seul l’expression de la politique qui sera suivie par le PSS et l’USS durant les années de la « grande menace ». Cet engagement et cette politique contrastent fortement avec les hésitations, les prudences, les compromissions même d’une partie non négligeable de la droite, tous partis et toutes organisations patronales confondues, envers les régimes autoritairement réactionnaires qui de 1922 à 1939 couvrirent l’Europe d’une « toile d’araignée brune » ; le Mouvement national de la Résistance déclare :

ü      (Nous prenons l’engagement) de défendre l’indépendance de notre pays, de lutter pour la liberté et le respect de la personne humaine, pour la sécurité de la communauté helvétique érigée sur des principes chrétiens, pour assurer du travail et du pain à chacun et de combattre chaque défaitiste, quel qu’il soit et où qu’il se trouve.

  • Cité par J.-B. Mauroux, op.cit. p. 142

     Des socialistes qui s’engagent à défendre les fondements « chrétiens » de la Suisse, des conservateurs qui s’engagent à mener une politique assurant le droit au travail : c’est bien d’un « esprit de la Résistance » dont il s’agit, avec tout ce que cela suppose d’œcuménisme politique, et ces « résistants » vont dès lors « s’attacher à fortifier l’esprit de résistance du peuple suisse », jusqu’au moment où, la défaite de l’Axe apparaissant inéluctable, apparaîtront les inévitables « résistants de la onzième heure », et où s’évanouiront les complaisances philonazies et philofascistes de la Suisse officielle.

    Ainsi la Guerre Mondiale est-elle ce moment où le mouvement ouvrier suisse, s’engageant dans une nouvelle « Union Sacrée » (sans les erreurs de l’ancienne, et en répondant à une situation d’une toute autre nature), fait se rejoindre la Raison d’Etat (la défense de l’indépendance nationale) et la Raison solidaire du moment (l’antifascisme), pour finalement se retrouver « du côté de Guisan » contre « les capitulards ». Roland Ruffieux :

    ü      (En 1940) quelque chose d’ancien a fini, quelque chose de nouveau a commencé (…) Aussi l’année 1940 clôt-elle l’entre-deux guerres helvétique non par une défaite militaire mais par une espèce de mutation en profondeur (…) c’est bien à la solidité de la machine étatique, aux institutions de milice –y compris l’armée- que la Suisse doit d’avoir résisté finalement aux pressions de l’extérieur (…). Enfin, la neutralité a résisté aux formes, même les plus insidieuses, de la guerre totale. (…) la démocratie helvétique a résisté au millénarisme de l’ « ordre nouveau » qui paraissait s’imposer irrésistiblement en 1940. Le confort de l’égoïsme national est revenu après, avec le rétablissement d’un équilibre entre les belligérants, puis avec la suprématie croissante des adversaires du Reich (…) Alors la Suisse put retrouver le marginalisme confortable (de sa) neutralité.

  • Roland Ruffieux, La Suisse de l’Entre-deux-guerres, op.cit. pp 371-2

    Vision naïve, conformiste, alignée sur le discours officiel (celui d’une Suisse restée démocratique et résistant sans déchoir à la pression de ses voisins fascistes et nazis), certes : la réalité n’est pas si glorieuse, et l’un des secrets de la pérennité suisse entre 1940 et 1944 est sans doute à trouver dans les compromis passés avec les plus puissants –l’Axe jusqu’en 1943, les Alliés ensuite. Il n’empêche que l’Union Sacrée version 1940 a fonctionné jusqu’en 1945, et qu’elle a bien mieux fonctionné que celle de 1914.

    L’année 1940 s’était ouverte, en pleine « drôle de guerre », sur une harangue patriotique de Guisan qui, le 1er janvier, au micro de la radio nationale, avait incité les Suisses à « tenir ». Pendant les cinq années qui vont suivre, le discours officiel sera tenu, alternativement, consécutivement, conjointement et parfois contradictoirement, par le gouvernement et par le Général : séparation des rôles, division du travail ? La postérité retiendra (elle sera d’ailleurs vigoureusement incitée à le faire) ce qui l’arrangera : l’image d’un général « résistant », d’un « De Gaulle suisse », face à un Conseil fédéral dont plusieurs membres étaient complaisants (des « Pétain suisses »). C’est ici, « à la suisse », la réussite de ce qui échouera (fort heureusement, du point de vue de la vérité historique) en France : la fabrication du mythe de « l’épée » (Guisan) et du « bouclier » (le Conseil fédéral). En France, le développement de la Résistance, le génie propre de De Gaulle, l’incompétence des « collabos » et la sénilité de Pétain réduisirent à néant la tentative de présenter De Gaulle et Pétain comme les deux faces d’une même médaille : le premier avait pris trop de risques pour accepter d’être en quoi que ce soit lié au second, qui avait trop accepté de l’occupant nazi, jusqu’à devancer ses désirs supposés en matière d’antisémitisme. Mais en Suisse, l’image perdurera –et perdure- d’un général porte-drapeau de la Résistance, de connivence avec un Conseil fédéral apparemment compromis avec les Etats voisins, mais rusant avec eux pour défendre l’indépendance nationale et la démocratie.

    Pour le gouvernement fédéral, le temps de la guerre mondiale est d’ailleurs un temps de mutations, dont la moindre ne sera pas l’entrée d’un socialiste au sein du collège gouvernemental. Le 23 juillet 1940, Giuseppe Motta, maître de la politique étrangère de la Confédération et inspirateur de ses choix internationaux depuis un quart de siècle, meurt. On aurait pu s’attendre à ce que la Suisse fût orpheline de celui qui avait incarné durant l’entre-deux-guerres la conception conservatrice, neutraliste et anticommuniste de ses relations extérieurs, mais sa succession sera assurée en un mois, et son héritage répudié (au moins formellement) en quatre ans. Les socialistes présentèrent la candidature de Canevascini : candidature encore proclamatoire que celle du vieil adversaire tessinois du ministre défunt : le temps n’est pas encore tout à fait venu de l’accession du PS au gouvernement fédéral –mais il ne s’en faut que de trois ans. Les catholiques-conservateurs tessinois, qui n’ont nullement l’intention de « lâcher » le siège occupé par Motta, présentent la candidature d’Enrico Celio, qui sera élu le 22 février. Mais le Conseil fédéral tient alors de l’alignement de dominos : quatre mois après l’élection de Celio, le Conseiller fédéral Obrecht, malade, démissionne, et le 18 juillet W. Stämpfli lui succède. En septembre, les Conseillers fédéraux Minger (artisan de la modernisation de l’armée) et Baumann démissionnent. Le 10 décembre, leurs successeurs sont désignés : von Steiger sera élu par 130 voix contre 56 au socialiste Bratschi, et Kobelt par 117 voix contre le Valaisan Crittin.

    Cette recomposition du gouvernement central s’opère en pleine « année terrible » -mais la « drôle de guerre » avait été mise à profit par Minger et Guisan pour adapter la structure militaire aux tâches qu’on craignait devoir lui confier. Cette adaptation toucha particulièrement le service de renseignement militaire (le « cinquième bureau »). La Guerre Mondiale fut aussi une guerre de l’ombre, particulièrement en Suisse où se croisaient et parfois se rencontraient les services et réseaux de tous les protagonistes du drame international. D’entre ces services et ces réseaux, donc, le service suisse et les réseaux dont il usa. Dès 1936, sous la direction du futur colonel Masson (politiquement fort à droite), le SR helvétique développe son autonomie et ses moyens d’action : en 1939 est installée à Lucerne une centrale de renseignements dirigée par le colonel Weibel et disposant d’une centaine de collaborateurs. Le SR de Masson travaillera également avec le Büro Ha, le service de renseignement autonome mis sur pied par Hans Hausamann, et bénéficiera de renseignements recueillis par les réseaux de alliés pendant toute la durée de la guerre –y compris de renseignements recueillis par les réseaux soviétiques, comme celui de Rudolf Roessler, dès l’été 1940.

    Le dispositif militaire proprement dit sera lui aussi revu pendant la « drôle de guerre » : sans jamais que cela soit proclamé, la menace allemande est perçue comme le menace prioritaire, et le front potentiel (sur la frontière nord de la Suisse) renforcé en conséquence. Le principe selon lequel « l’ennemi de notre ennemi peut être notre allié » conduira à envisager dans le détail une coopération avec le haut commandement allié dans l’hypothèse d’une agression allemande –et avec le haut commandement allemand dans l’hypothèse d’une agression alliée. Certes, « la neutralité interdisait de passer des conventions militaires avec les belligérants » (Ruffieux, op.cit. p. 377), comme le rappellera le rapport du Général Guisan à l’Assemblée fédérale après la guerre, mais, en-deçà des « conventions militaires » s’étendait une « zone grise » que les responsables militaires ne renoncèrent pas à explorer, et de véritables pourparlers militaires eurent lieu avec la France, sur l’ordre de Guisan lui-même (dont la francophilie, si elle était moins plastronnante que la germanophilie de Wille en 1914-1918, n’était pas moins réelle), et en accord avec le Conseiller fédéral Minger. Un projet de convention militaire fut même préparé, qui prévoyait en cas d’agression allemande contre la Suisse, une aide française (l’engagement de deux armées françaises aux côtés de l’armée fédérale) et un plan commun d’opérations sur le Plateau ; il ne s’agissait pas d’une alliance « automatique » (la France ne devait intervenir que sur demande de la Suisse), encore moins d’une alliance du type de celle passée entre la Pologne et la France, mais la coopération envisagée allait tout de même assez loin, puisque « le terrain, les ouvrages et les troupes seraient utilisés à battre un adversaire devenu commun » (ibid. p. 378). La défaite française du printemps 1940 rendit évidemment cette convention inopérante avant même que d’avoir été réellement approuvée par les deux parties, mais la découverte par les Allemands des documents la présentant posera plus tard un problème assez considérable. Le 15 mai 1940, malgré tout, des troupes françaises se présentèrent à Lucelle pour entrer en Suisse, sur la foi de « renseignements » leur assurant que l’Allemagne s’apprêtait à occuper Bâle…

    Autre réforme mise sur pieds pendant la « drôle de guerre » : celle de l’ « action psychologique » ; en fait de réforme, il s’agit là d’une véritable « invention » (pour la Suisse) de la « guerre psychologique ». La crise de confiance de la Grande Guerre (fossé linguistique, coupure entre le peuple et l’armée, entre les ouvriers et les paysans, scandales divers) fut de quelque enseignement : il ne fallait pas renouveler l’expérience. La tâche politique de l’ « information » et de son contrôle avait été confiée à l’été 1939 au commandement de l’armée, conformément à la conception traditionnelle de la préservation des « secrets militaires », mais les temps avaient changé et la « guerre de l’information » était devenue une affaire pleinement politique, en Suisse comme ailleurs. La Division « Presse et radio » était, institutionnellement, placée sous l’autorité directe du Général ; le contrôle de l’information aurait donc dû se faire dans le cadre de la structure militaire, mais il apparut assez vite que ce mode d’organisation était inopérant, et des tensions surgirent dès que la Division « presse et radio » se mit à vouloir gérer, avec des idées simples de militaires, une situation qui exigeait pour le moins la capacité de saisir sa complexité  politique.

    Le 6 janvier 1940, la Division « presse et radio » publia des directives destinées à intégrer le contrôle de la presse dans le champ de ses compétences ; la presse protesta, à la fois contre le principe même de ces contrôles militaires (et la suspicion dont ils témoignaient) et contre le fait qu’il allait être confié à « des juristes sans attaches directes avec la presse, alors que des journalistes (…) étaient confinés au rôle de simples lecteurs dans les bureaux territoriaux » (Ruffieux, op.cit. p. 380). En même temps, la propagande allemande déclencha une véritable campagne de presse contre la Suisse, une campagne à laquelle il fallait répondre par les media –ce qui supposait qu’on ait quelque compétence à leur usage et que l’on soit capable d’en user efficacement, ce qui ne semblait guère être le cas de la Division »presse et radio » de l’armée. Le 8 février, Marcel Pilet-Golaz demande au journaliste Jean-Rodolphe de Salis de tenir à la radio alémanique une chronique régulière exprimant un « point de vue suisse » sur la situation internationale. Le journaliste René Payot assurera un service comparable sur les ondes de la radio romande. La Division « presse et radio » n’était pas préparée à la guerre des nerfs entretenue par la propagande allemande ; elle n’en affirmait pas moins sa prétention à exercer elle-même le contrôle de l’information « civile ». Le 23 février 1940, le Conseil national entérina cette prétention, malgré l’opposition virulente des socialistes et, quoique moins virulente, de quelques « bourgeois », conscients les uns et les autres de la nécessité d’opposer un « contre-feu » à la propagande allemande, et de l’incapacité de la structure militaire à maîtriser un tel exercice –n’est pas Goebbels qui veut.

    « La Division avait incontestablement fait du zèle depuis le début de la guerre », constate Roland Ruffieux (op.cit. pp 381, 382) : le 28 décembre 1939 encore, elle avait obtenu l’interdiction de deux journaux « extrémistes », la Neue Basler Zeitung « germanophile » et la Freiheit « prosoviétique ». L’un des responsables de la Division, le colonel Fürer, adjoint du colonel Hasler, ne cessait de s’en prendre à la presse ; de plus, la « ligne politique » de la Division ne semblait pas clairement définie, et aucun journal, si prudent, si « bourgeois » soit-il, ne pouvait se considérer comme abrité des foudres de la censure militaire. Le 20 mars 1940, la très « bourgeoise » Schweizerische Handelszeitung fut ainsi frappée d’un avertissement public pour avoir exprimé rien de plus que ce qu’elle pensait être la position de la Division « presse et radio » : la presse « trahit le pays » en se livrant à des « provocations inutiles » contre l’Allemagne. Ce faux pas entraîna la démission de Hasler mais ne rendit pas possible ce qui eût été nécessaire : la décision de rendre le contrôle de la presse autonome du commandement de l’armée.

    Outre les domaines spécifiquement militaires et médiatiques, un autre terrain s’offrit aux réformes en 1939-1940 : celui de l’économie : « la mise sur pied anticipée d’une économie de guerre (devint) une pièce maîtresse de la politique de neutralité », écrit Ruffieux, qui précise :

    ü      Alors que le régime de l’offre et de la demande, à peine freiné par des contrôles, avait caractérisé la période 1914-1916, la phase 1939-1941 fut marquée par une lutte impitoyable pour les produits stratégiques –et presque tout l’était devenu (…). Durant le premier conflit mondial, la valeur des échanges globaux de la Suisse avait constamment dépassé le seuil de 1913 ; on considéra comme une « prouesse » de le maintenir à 55 % environ du niveau de 1938 au cours du second. (…) A partir de 1944, de plus, on se trouva dans une situation de pénurie. C’est dire que les précautions d’Obrecht, le zèle de Wahlen et les efforts de l’énorme machine administrative (…) permirent seulement de gérer une pénurie, non de ramener l’abondance.

  • Roland Ruffieux, La Suisse de l’Entre-deux-guerres, op.cit. pp 382, 383

    S’instaure ainsi quelque chose comme un « socialisme de guerre » (à la suisse), un étatisme feutré, un début de planification, même, dont le PSS et l’USS n’auraient pu que se féliciter si d’énormes lacunes ne subsistaient ; l’Etat fédéral interviendra certes, et souvent, dans l’économie, mais il laissera pratiquement entier le pouvoir économique privé, et n’entravera guère les relations commerciales, financières et mercantiles avec l’Allemagne nazie.

    L’Allemagne avait un intérêt évident à la poursuite, voire au renforcement, de ses relations avec la Suisse. Elle reconnut donc, du moins dans un premier temps, que « la neutralité impliquait pour la Suisse la continuation du trafic normal des marchandises et du transit » (Ruffieux, op.cit. p. 384). Par la suite, la situation économique de l’Allemagne se dégradant, les autorités nazies tentèrent d’utiliser la Suisse comme « poumon » : la Suisse avait besoin de charbon et de fer (entre autres matières premières dont elle ne disposait pas), l’Allemagne les lui fournit, contre l’or et une devise forte (le franc suisse) dont elle avait besoin, et accepta même de suppléer aux défaillances de fourniture de la France, mise en coupe réglée par l’Allemagne. On reviendra sur les aspects économiques des relations germano-helvétiques entre 1939 et 1945, et sur ce qu’elles impliquèrent de complaisance : au fur et à mesure que la victoire alliée se profilera, ces relations et ces complaisances feront de plus en plus problème. Avant même le grand ébranlement de mai-juin 1940, les Alliés s’étaient inquiétés des échanges entre la Suisse et l’Allemagne, et y avaient mis des limites. Le War trade agreement signé le 24 avril 1940 excluait que la Suisse pût réexporter vers l’Allemagne des marchandises non transformées en Suisse. Le contrôle des échanges restait néanmoins de la compétence des autorités suisses, et l’accord d’avril 1940 laissait les portes largement ouvertes entre la Suisse et tous les belligérants. L’effondrement franco-britannique de mai-juin 1940, en laissant craindre une victoire rapide des Allemands sur le terrain européen, allait « bousculer bientôt cet édifice fragile » (ibid.) et contraindre la Suisse à réviser sur tous les plans ses stratégies et ses dispositions de défense militaire, politique, sociale, culturelle et économique.

    A l’été 1940, la Suisse est encerclée et n’a plus de frontières qu’avec
    l’Allemagne nazie, l’Autriche annexée, la France vassalisée et l’Italie fasciste. S’élabore à ce moment la doctrine du « réduit national », dans une ambiance de menaces, d’hostilité, parfois de provocation : « l’étalage vaniteux de la force allemande et la disproportion des moyens suisses posent (…) en termes crus l’alternative : adaptation ou résistance » (Ruffieux, op.cit. p. 385). Des deux termes de cette alternative, chacun sera en réalité pratiqué, la Suisse « s’adaptant » et des Suisses « résistant », en même temps –certains acteurs du temps, comme Guisan, étant au surplus porteurs des deux attitudes. Une certaine « division du travail » se fit jour entre les prédicateurs de l’adaptation (tel Pilet-Golaz) et ceux de la «résistance (tels les militaires du « mouvement national de Résistance ». La tentation d’étiqueter les uns, « à la française » comme « collaborateurs » et les autres comme « résistants » est évidente ; Roland Ruffieux, par exemple, y cède, prudemment :

    ü      Le clivage entre partisans d’une adaptation –le terme de collaborateurs ne s’applique vraiment qu’à une toute petite minorité- et protagonistes de la résistance se dessine (…) au cours de l’été (1940). Mais (…) il subsiste un « marais » d’indécis qui ne choisissent pas leur camp.

  • Roland Ruffieux, op.cit. p. 385

    Ce « marais d’indécis », qui sera « guisanien » comme en France les « indécis » seront pétainistes jusqu’au 6 juin 1944 et gaullistes dès le lendemain, formera en quelque sorte le soubassement, la « base sociale » de la légende patriotique née de la Guerre Mondiale et de la singulière situation d’une Suisse à la fois encerclée par la « peste brune » et préservée de la tourmente, au prix de compromis multiples et de compromissions nombreuses avec les puissants du moment (les puissants changeant avec les moments), et contrainte de s’inventer une guerre qu’elle ne fit pas, une résistance à laquelle elle ne prit part que marginalement, et des souffrances qui, comparées à celles du reste de l’Europe, ne furent que des gênes.

    Le tourmente éclate en avril 1940, le 9, lorsque l’Allemagne déclenche contre le Danemark et la Norvège l’opération Weser, opération surprise qui combine « le mécanisme raffiné de la subversion politique (et le) coup de poing militaire » (ibid.). De la rupture militaire du printemps 1940, Guisan tirera la conclusion qu’il est indispensable de raccourcir le délai entre l’ordre de mobilisation et l’entrée effective en service des soldats mobilisés. Le recrutement d’auxiliaires militaires féminines commencera (par coïncidence) le lendemain du déclenchement de l’opération allemand contre la Norvège et le Danemark –opération qui incita par ailleurs le Conseil fédéral et le Général à édicter des « instructions en cas d’attaque par surprise » et à affirmer leur refus de toute « capitulation » (la constitution fédérale ne leur laissant d’ailleurs pas le choix). « En l’absence de chefs, les simples soldats devraient agir de leur propre initiative, avec la plus grande énergie », précise-t-on même. Le 7 mai 1940, le Conseil fédéral crée les gardes locales : « le thème du peuple en arme retrouvait toute son actualité » (Ruffieux, op.cit. p. 386) –encore qu’il faille se garder de toute identification avec ce que ce thème pouvait signifier lors de son « invention » moderne par les révolutionnaires français de l’An II : dans la Suisse de 1940, il s’agissait moins d’efficacité militaire (les « gardes locales » en étaient totalement dépourvues), et pas du tout de messianisme politique, que d’effet psychologique –d’un effet psychologique non sur l’adversaire mais sur l’opinion publique du pays lui-même.

    Le 10 mai, l’offensive allemande surprend la Suisse autant que les pays qui en sont, immédiatement, les victimes : la Hollande, la Belgique et le Luxembourg. Ces pays, l’Allemagne en avait solennellement garanti la neutralité (par la voix de Hitler lui-même), et promis de la respecter ; pour la Suisse officielle, pour la plupart de ceux qui jusque là tenaient les nazis pour des gouvernants respectables, à la parole et aux engagements de qui l’on pouvait croire, le choc est rude. Le matin même du déclenchement de l’offensive occidentale de l’Allemagne, la seconde mobilisation de l’armée suisse est décrétée : elle doublera le volume des forces militaire « sur pied ». L’éventualité d’une attaque allemande contre la Suisse pour prendre la France à revers était à prendre au sérieux : « les derniers préparatifs d’une coopération avec la France furent poussés à l’extrême limite du licite » (op.cit), mais furent inutiles : la France s’effondra si vite que les Allemands eux-mêmes en furent surpris, et que l’utilité d’un contournement des défenses françaises par la Suisse devint rapidement nulle. Les Allemands n’avaient d’ailleurs probablement pas sérieusement songé à ajouter la Suisse à leur tableau de chasse, tant elle leur était plus utile en restant ce qu’elle était qu’en devenant pays occupé : Hinterland neutre et quelque peu complaisant à leur égard, elle était plus confortable que comme pays occupé, hostile par le fait même d’être occupé (comme la Belgique), annexé (comme l’Autriche) ou dépecé (comme la Tchécoslovaquie). L’incroyable rapidité de l’effondrement de la France achèvera donc de rendre dérisoires les plans d’entraide franco-suisse en cas d’invasion allemande. Le 17 juin 1940, la Suisse n’a plus aucun adversaire de l’Allemagne à ses frontières.

    La « guerre éclair » menée avec succès par les Allemands, l’effondrement successif de la Pologne, du Danemark, de la Norvège, de la Belgique, de la Hollande et, finalement, de la France, provoquèrent au sein de l’opinion publique helvétique un véritable traumatisme, qui se mua dans certains milieux « bourgeois » en panique pure et simple :  pendant la débâcle française, du nord et de l’est de la Suisse, « des colonnes de voitures chargées de civils, aux toits protégés par des matelas » (op.cit. p. 387) se dirigèrent vers la Romandie ou les Alpes : la bourgeoisie bâloise et schaffhousoise, paniquée, se livre à un étrange exode vers la stations touristiques –un exode socialement très délimitable, qui suscite au sein des « couches populaires » ouvrières et paysannes voyant passer ce lamentable cortège une réaction où le mépris le dispute à la colère, et qui ranime le vieil antagonisme de 1918 –ceux qui n’avaient que le patriotisme à la bouche lorsque le mouvement socialiste exprimait son antimilitarisme traditionnel ou son internationalisme fondateur, sont les mêmes qui à la première alerte prenaient la fuite toute honte bue et tout « patriotisme » oublié sur le bord du chemin…

    Le 14 mai, les forces allemandes s’engouffrent dans une brèche du dispositif français, entre Sedan et Dinant, sur la Meuse ; le 15 mai, Guisan édicte un « ordre d’armée »  et parle de « résistance à outrance ». Mais de résistance contre qui, contre quoi ? Les Allemands n’ont plus besoin de contourner par la Suisse un front français qui s’effondre, et les Français ne sont plus en état d’attaquer qui que ce soit. Sur les voies de pénétration en Suisse, l’armée installe tout de même des barricades et des barrages antichars. Le 5 juin commence la dernière phase de la première « bataille de France » (la seconde commencera en juin 1944, à front renversés), qui voit les Allemands briser toutes les résistances sur la Somme et l’Aisne ; le 10 juin, l’Italie entre en guerre contre la France déjà vaincue –mais les premiers et seuls combats entre Italiens et Français tournent rapidement à l’avantage des seconds et à la confusion des premiers, et il faudra la capitulation de fait, sous apparence d’armistice, de la France de Pétain devant l’Allemagne pour que Mussolini profite quelque peu de son engagement tardif et évite l’humiliation de voir les Français entrer en Italie.  Pour la Suisse, la défaite française, si elle est traumatisante, réduit le risque d’une invasion : le seul protagoniste de la bataille qui soit en état de tenter une opération contre la Suisse, l’Allemagne, n’y a plus intérêt. Les moyens prévus pour une éventuelle coopération franco-suisse sont donc affectés à des tâches plus utiles : le renforcement de la défense du Jura et de celle des Alpes, tandis qu’une partie des troupes de l’aile droite du dispositif français entre en Suisse, mais pour s’y faire désarmer et interner. Le 17 juin, Pétain adresse à l’Allemagne une demande d’armistice ; le 22 juin, l’armistice est signé. Il est léonin : il consacre l’occupation de la moitié de la France et la vassalisation de l’autre moitié par le vainqueur, mais il ne scelle pas un encerclement complet de la Suisse : « Entre Chamonix et le pays de Gex subsiste une chatière qui permet à la Suisse de communiquer avec la France non-occupée, et surtout avec l’Angleterre » (Ruffieux, op.cit. p. 389). Cette « chatière » dont la frontière genevoise est la charnière –et Genève la clef- permettra aussi le contact avec la Résistance française et le passage clandestin de milliers de réfugiés dès 1940, et de centaines de résistants « en mission », surtout dès 1941, et jusqu’en 1944. Paradoxalement, la calamiteuse entrée en guerre de l’Italie, par le « don » (ou l’aumône) qui lui fut fait d’une zone d’occupation spécifique en France alors qu’elle avait été battue sur le terrain, affaiblira le dispositif allemand. En outre, la petite zone d’occupation italienne (le piémont français des Alpes) deviendra jusqu’à son occupation par les Allemands une zone de refuge pour les juifs français, y compris ceux restée en zone française non occupée. Ainsi verra-t-on les dimanches de 1940 à 1942 de braves promeneurs suisses s’en aller, d’un bord à l’autre de la frontière, contempler à Annemasse les militaires italiens puis à Meyrin les militaires allemands (et entre deux, peut-être, les français à Saint-Julien). Cela étant, que les Allemands aient laissé s’établir la « chatière » genevoise, par oubli ou par désinvolture (à moins qu’il y aient eux aussi trouvé quelque intérêt) indique assez clairement que la Suisse n’était pas, pour reprendre l’euphémisme dont use Roland Ruffieux (op.cit. p. 390), « au centre des préoccupations du Reich »

    La France hors-course, et l’Angleterre restant presque seule (avec derrière elle le Commonwealth, et avec elle les premières forces « libres » issues de la France, de la Belgique, de la Hollande, de la Norvège, du Danemark, de la Pologne et de la Tchécoslovaquie occupées) face à l’Axe, jusqu’en 1941, l’Allemagne va peser de tout son poids sur la Suisse afin de l’amener à une collaboration (et nous n’usons pas ici de ce terme sans en mesurer la connotation historique) aussi large et profonde que possible, et de l’amener aussi loin que possible sur la voie de la vassalisation. Les critères de la politique allemande sont foncièrement utilitaires : il s’agit d’économiser la charge d’une opération militaire (la guerre contre l’Angleterre continue, celle contre l’Union Soviétique se prépare, et un front de plus serait un front de trop), et d’une occupation, tout en obtenant un maximum de coopération de la part des autorités helvétiques. Le 11 juin 1940 déjà (la France n’a pas encore capitulé), l’Allemagne suspend ses livraisons de charbon à la Suisse, qui en a grand besoin ; elle ne les reprendra que le 9 août, après qu’un nouvel accord ait été signé entre les deux pays. La Suisse se trouvera priée de participer, directement ou indirectement, volontairement ou involontairement, mais en sachant pertinemment de quoi il retourne, à l’effort de guerre allemand ; elle devra ainsi rendre au Reich 90 avions Messerschmitt 109 qui lui avaient été livrés, sur sa commande, les mois précédents ; elle devra en outre freiner ses échanges avec la Grande-Bretagne et s’engager à en faire autant avec la France ; elle dut enfin accorder un crédit de 200 millions de francs suisses à l’Italie, de 24 juin 1940. En même temps, la Suisse dut se plier à une étrange exigence allemande : s’excuser d’avoir abattu ou contraint à l’atterrissage sur territoire suisse d’appareils militaires allemands ayant violé l’espace aérien suisse… Durant toute la campagne de France, en effet, les violations de ce genre furent nombreuses, et des appareils allemands furent abattus en vol ou contraint d’atterrir en Suisse. Le 8 juin 1040, l’Allemagne exigea de la Suisse des excuses après un engagement aérien au-dessus du Jura, dans l’espace aérien suisse, mettant aux prises une dizaine d’appareils suisses et une trentaine d’appareils allemands, avec des pertes semble-t-il équilibrées pour les deux adversaires. Le 19 juin, l’Allemagne revenait à la charge. La Suisse céda, libéra dix-neuf aviateurs allemands internés, restitua à l’Allemagne les appareils saisis et, le 1er juillet, présenta au Reich ses excuses pour avoir cru bon, et de son droit, de défendre son propres espace aérien. Une quinzaine de jours auparavant, une dizaine de saboteurs allemands avaient été arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient à agir sur des aérodromes suisses…

    L’écroulement de la France provoqua une véritable « dépression » de l’opinion publique suisse (de son « marais », du moins, c’est-à-dire de ceux qui n’avaient pas clairement et définitivement choisi leur camp, et souhaitaient parfois que les forces en présence s’équilibrassent en laissant ainsi la Suisse tranquille) ; une partie de la presse « bourgeoise » témoigna de cette « dépression » en se mettant à plaider pour une « régénération », une « adaptation » au nouvel ordre européen. « Le défaitisme se répandait partout », constate Ruffieux :

    ü      La presse suisse se livra à une cure d’autocritique : on avait fait preuve d’incompréhension envers le Troisième Reich ; la démocratie devait se réformer profondément pour affronter l’avenir. Les thèmes de rénovation nationale, tellement prisés dans les mois qui suivirent  l’avènement du nazisme, reparurent même dans les journaux qui s’étaient fortement opposés aux entreprises hitlériennes depuis 1936.

  • Roland Ruffieux, La Suisse de l’entre-deux-guerres, op.cit. p. 391

    De cette « dépression politique », le célèbre discours du président de la Confédération, Marcel Pilet-Golaz, prononcé le 25 juin 1940, rendra parfaitement compte, au point de passer à la postérité comme la manifestation d’une sorte de « pétainisme suisse », d’autant qu’il fut prononcé le même jour qu’un discours de Pétain lui-même, ce qui eut a posteriori l’évidente utilité politique de faire apparaître le discours que tiendra Guisan un mois plus tard, le 1er août, comme un discours « gaulliste », c’est-à-dire la manifestation d’un « esprit de résistance » mis en valeur par l’ « esprit de collaboration » de Pilet-Golaz, comme la lumière par l’ombre.

    Le discours de Pilet-Golaz devait en principe être l’expression d’une position commune du Conseil fédéral (que la démission d’Obrecht avait réduit à six membres). Ses grandes lignes avaient été tracées lors d’une réunion tenue le 24 juin, en liaison avec la division « presse et radio » de l’armée, représentée par le Capitaine Gut : Pilet devait évoquer la démobilisation partielle de l’armée, la remise du peuple au travail… Le Président de la Confédération prit sur lui de broder très personnellement sur ce canevas « collégial », mais le texte de son allocution fut néanmoins soumis au Conseil fédéral et accepté par lui. Le « pétainisme » de Pilet-Golaz fut donc le fait collectif du gouvernement helvétique, et l’on peut même douter que le Général Guisan en ait été « innocent », tant il apparaît improbable qu’une allocution de cette importance, en un pareil moment, ne lui pas été communiquée avant que d’être prononcée.

    Pilet, au nom du Conseil fédéral, embouche donc les trompettes de l’ « adaptation » : l’Europe doit trouver « un nouvel équilibre, très différent de l’ancien, à n’en pas douter », et la Suisse devra consentir à de « douloureux renoncements » et de « durs sacrifices » pour assurer son « redressement indispensable » : « Ne pas palabrer, concevoir ; ne pas disserter, œuvrer ; ne pas jouir, produire ; ne pas demander, donner » (cité par Ruffieux, op.cit. p. 392). Et de poursuivre sur les thèmes de l’altruisme, de l’effort, de l’ordre (« inné chez les Suisses ») qui ne sera maintenu que si le peuple suit docilement un gouvernement fort, à qui il faut faire confiance, et d’une mission inspirée par « les grandes civilisations européennes » et soumise à la Providence divine.

    La gauche fut seule, dans un premier temps, à dénoncer les ambiguïtés du discours présidentiel, mais le clivage, à droite, entre partisans de l’ « adaptation » et « résistants » ne tarda pas à ressurgir. Roland Ruffieux :

    ü      Avec un peu plus de recul, les salles de rédaction observèrent que le mot de démocratie n’avait pas été prononcé, mais que sa forme libérale avait été condamnée indirectement. (…) D’autre part, l’armée n’avait été citée qu’en passant, à propos de la démobilisation ; elle n’avait été ni remerciée, ni confortée.

  • Roland Ruffieux, op.cit. p. 393

    Roland Ruffieux relève également, comme nous venons de le faire ici, les « points communs » du discours de Pilet-Golaz et de l’appel coïncidant de Pétain (sans, évidemment, que les deux se fussent concertés) :

    ü      On doit constater la volonté des deux hommes de se rattacher au même courant idéologique. Celui de la droite nationaliste à la fois culpabilités par les événements et décidée à en tirer des moyens d’agir. (…) la palabre intellectuelle a été nocive, (la) démocratie a été source d’erreurs, (les) vraies valeurs sont dans l’ordre, le travail et le sacrifice.

  • (ibid.)

    On ne s’étonnera donc pas que le discours de Pilet-Golaz, avec son poids « collégial » de discours prononcé au nom du Conseil fédéral ait été favorablement accueilli par les Allemands. Ceux-ci ne tardèrent pas à tenter de profiter de la situation –ils auraient eu grand tort de s’en priver- pour tenter, à nouveau, d’obtenir de la Suisse qu’elle muselât sa propre presse.

    Le 31 mai 1940 avait été promulgué un arrêté du Conseil fédéral modifiant le régime de surveillance de la presse et de la radio, en créant une commission mixte chargée de traiter des cas « graves » et en élargissant les possibilités de recours. Le Conseil fédéral attendait de cette (petite) réforme un surcroît d’efficacité dans la maîtrise de l’information dispensée à la population, et sans doute aussi qu’elle calmât quelque peu les ardeurs des représentants en Suisse. Ceux-ci avaient multiplié les démarches de protestation auprès des autorités suisses contre les libertés prises par les media helvétiques avec l’image que l’Allemagne voulait donner d’elle-même (il eut 20 de ces démarches en 1940, adressées au Département politique fédéral). Mais d’autres pressions s’exercèrent, qui celles-là usaient de voies plus détournées : c’est ainsi que le 9 juillet 1940, l’éditeur du Bund de Berne se vit demander par l’attaché de presse de l’Ambassade d’Allemagne, G. Trump, la tête de son rédacteur en chef, E. Schürch. Trump ne faisait pas mystère de ses intentions et voulait également que l’on épurât l’Agence Télégraphique Suisse afin d’en faire une sorte de succursale du Deutsches Nachrichtenbüro. Des démarches analogues à celles effectuées auprès du Bund furent tentées auprès de la Neue Zürcher Zeitung, dont le correspondant berlinois, R. Caratsch, avait été expulsé d’Allemagne et dont « on » suggéra la démission du Rédacteur en chef, W. Bretscher. Dans le cas du Bund comme dans celui de la NZZ, les représentants allemands s’en prenaient à des journaux « bourgeois » (radicaux, en l’occurrence) : la presse ne gauche ne semble pas avoir été perçue par les nazis comme particulièrement dangereuse, ce qui ne les empêchait évidemment pas d’en souhaiter la mise au pas, mais les dissuadait de consacrer à pareille entreprise des efforts plus utiles au musellement d’une presse plus dangereuse, parce que politiquement plus influente, et au tirage plus élevé. Les représentants allemands s’activèrent également auprès de la National Zeitung et des Basler Nachrichten ; ces pressions multiples finirent par inquiéter sérieusement les milieux de la presse, qui réussirent à faire réagir les autorités fédérales et à tempérer, pour un temps, les ardeurs allemandes (qui se réveillèrent en 1941).

    La défaite française consommée, la Suisse dut, ou crut devoir, réorienter sa politique sur tous les plans. Le dispositif militaire n’y échappa pas, la « donne » stratégique étant bouleversée par la chute de l’ultime démocratie frontalière de la Confédération. C’est la naissance du « réduit national », présenté le 24 juin 1940 par le Chef de l’état-major, et donc conçu avant l’effondrement de la France. Il ne s’agit pas seulement d’un choix stratégique au sens restrictif (militaire) du terme : le « réduit » est la manifestation la plus tangible et la plus exemplaire d’une véritable idéologie nationale à laquelle vont adhérer presque toutes les forces politiques, sociales et culturelles du pays, et où se mêlent (et se confrontent) « esprit de résistance » et « esprit d’adaptation ».

    De Saint Maurice à Sargans fut ainsi constituée une forteresse militaire, « troisième échelon » (celui de l’ultime résistance) d’un dispositif dont la frontière était le premier échelon et le Plateau, du lac de Constance au Léman, le second. Le Gothard était le centre de ce « Réduit », occupant une part importante de la surface territoriale du pays mais où ne vivait qu’une très faible part de sa population ; c’est dire que la fonction même du « Réduit » était au moins autant symbolique que stratégique, et qu’il s’agissait non d’empêcher l’invasion de la Suisse, mais de maintenir au « cœur » du territoire helvétique –son « cœur » géographique et historique, son espace le plus facilement défendable et le plus symboliquement identifiable- une « zone libre » où puisse s’ancrer le maintien d’une souveraineté : un coin de terre où planter le drapeau. Mais cette Suisse « maintenue » ne correspondrait évidemment plus à la Suisse réelle, et n’avait d’ailleurs même pas l’ambition d’y correspondre. Dans le « Réduit » ne trouve place aucune des « grandes » villes suisses, aucune des grandes zones agricoles, aucune des grandes industries : ça n’est pas un pays, mais le symbole d’un pays qu’il s’agit de défendre. Roland Ruffieux :

    ü       Le facteur psychologique était presque aussi important que les mesures militaires proprement dites. L’ordre d’armée du 2 juillet avait déjà proposé au peuple la résistance militaire, non le travail pacifique selon les vues de Pilet-Golaz. Il restait à convaincre l’armée (…) le commandement militaire adopta une solution originale, celle du rapport d’armée. (…) La réunion de quelques 650 officiers, commandant jusqu’à l’échelon du bataillon ou du groupe (…) rappelait l’antique Kriegsrat de la vieille Confédération.

  • Roland Ruffieux, La Suisse de l’entre-deux-guerres, op.cit. p. 397

    On est donc en pleine bataille symbolique, et en plaine mythologie helvétique : la Suisse redécouvre la « guerre psychologique », et le « camp patriote » va s’y illustrer avec une assez surprenante maîtrise. Pour le Kriegsrat qui se tiendra le 25 juillet 1940, un lieu s’imposa naturellement : le Grütli…


    Ce 25 juillet, donc, le Général Guisan adresse (en allemand) un discours d’une demie-heure à ses subordonnés (ses « compagnons », écrit Ruffieux, usant pour l’occasion d’une terminologie gaullienne et gaulliste). Ce discours va rester dans l’histoire,. Ou dans son imagerie, comme la manifestation exemplaire d’un « esprit de résistance » dont Guisan lui-même deviendra le personnage emblématique : à l’ « ombre » du discours de Pilet-Golaz s’opposerait ainsi la « lumière » de celui de Guisan… on sait ce que l’histoire emprunte aux mythes : il y a du mythe dans cette dichotomie trop commode, et trop utile, pour être réaliste. Reste que le discours de Guisan du 25 juillet 1940 a pris dans la mythologie suisse la place prise par l’appel de De Gaulle du 18 juin précédent dans la mythologie française.

    Guisan lui-même ne manque pas de relever le poids du symbole géographique :  « J’ai tenu à vous réuni, en ce lieu historique, terre symbolique de notre indépendance, pour (…) vous parler de soldat à soldat », annonce-t-il en préambule ; puis :

    ü      Nous sommes à un tournant de notre histoire. Il s’agit de l’existence même de la Suisse. Ici, soldats de 1940, nous nous inspirerons des leçons et de l’esprit du passé pour envisager résolument le présent et l’avenir du pays, pour entendre l’appel qui monte de cette prairie.

  • Cité par Roland Ruffieux, op.cit. pp 397, 398

    « L’appel qui monte de cette prairie », Guisan le traduit en l’expression d’une volonté de résistance « à toute agression, d’où qu’elle vienne », et de confiance en cette résistance. Mais d’où pourrait venir une « agression », à l’été 1940, si ce n’est d’Allemagne ? L’Italie est déjà hors d’état d’agresser qui que ce soit (elle s’y est essayé contre la France déjà vaincue, et ce sont les Italiens qui ont été défaits…), l’Autriche est annexée, la France est vaincue, l’Angleterre est trop loin… quant à la « menace soviétique », elle n’est qu’un fantasme. Le lendemain de l’ « appel du Grütli », un ordre d’armée est lu à la troupe, qui reprend l’essentiel du discours de la veille. 34 ans après, Roland Ruffieux exprime ce qui lui semble rester de ce texte et de ce discours, c’est-à-dire moins leur contenu que leur ton, moins leur réalité que leur symbolique :

    ü      Les formules (sont) nettes, tranchantes parfois, contrastant avec le style byzantin de Pilet : faire respecter l’indépendance du pays jusqu’au bout ; les sacrifices consentis n’ont pas été vains puisque les Suisses restent « maîtres de leur destin » ; ils ne doivent pas écouter ceux qui les incitent au doute.

  • Op.cit. p. 398

    Toujours « Guisan contre Pilet », la clarté de la « résistance » contre l’ombre de l’ « adaptation » (et les formules « nettes » du soldat contre le style « byzantin » du politique… « byzantin », vraiment ? ni plus, ni moins après tout que celui de tous les discours conservateurs de l’époque…). On est en plein dans le mythe, et on y reste. Cela étant, le Kriegsrat du Grütli, ce « Conseil de guerre à l’ancienne » lors duquel le Chef exhorte ses lieutenants à ne pas perdre de vue leur mission et à transmettre l’ « esprit » à la troupe, semble avoir eu grand effet psychologique (l’effet recherché, précisément) : « L’armée y puisa une nouvelle vigueur et (…) la consigne passa jusqu’à l’homme du rang », affirme Ruffieux (ibid.), non sans reconnaître toutefois que la coterie « germanophile » (et la germanophilie de 1940 était d’une toute autre perversité que celle de 1914, même eu surtout lorsqu’elle ne voyait pas de différence entre l’Allemagne wilhelminienne et la Germanie hitlérienne), dont le « pivot » était le Chef de l’Instruction, le Colonel Wille, affecta de n’entendre dans le discours du Général qu’un « bruit de sabre » dont elle se plaignit. La grande presse, la radio et les actualité cinématographiques donnèrent à l’événement l’ampleur qu’en espéraient ses auteurs, et que craignaient les partisans de l’ « accommodement » avec l’Allemagne.

    Les autorités allemandes ne tardèrent d’ailleurs pas à réagir, entraînant derrière elles leurs alliés italiens (de plus en plus vassaux et de moins en moins alliés, si l’on veut bien admettre qu’il faille quelque égalité dans une alliance. L’Ambassadeur allemand Köcher prétendit, non sans raison, que son pays avait été directement visé par les allusions à d’éventuelles agressions « d’où qu’elles viennent » et exigea comme signe de bonne volonté de la Suisse qu’elle allégeât sans tarder son dispositif militaire ; Pilet-Golaz justifia ce dispositif pour des raisons intérieures plus ou moins fantaisistes (menace communiste, chômage…). Le 13 août 1940, les représentants allemands et italiens remirent aux autorités suisses une « note verbale » et un mémorandum rendant le Conseil fédéral responsable des « écarts de langage » de Guisan, à quoi le Conseiller fédéral Etter répondit en précisant que le Général avait parlé « en soldat à des soldats ». Roland Ruffieux suggère que les protestations allemandes avaient pour but d’obtenir « l’éloignement des « Jeunes Turcs » de l’entourage immédiat de Guisan et peut-être la démission de celui-ci » (op.cit. p. 399).

    Il est vrai que le discours du Grütli, loin de n’être qu’une initiative personnelle, « gaullienne », de Guisan, correspondait à l’émergence au sein de l’armée et de ses « cadres moyens » (lieutenants, capitaines, majors) d’un « courant » fort inquiet des « dérapages » dont témoignait le discours de Pilet-Golaz, et refusant « l’adaptation » au nouvel ordre européen qui semblait s’imposer comme la ligne politique majoritaire du Conseil fédéral. Guisan était de toute évidence le meilleur porte-parole qui se puisse trouver pour une ligne de « résistance » à ce projet d’adaptation : insoupçonnable politiquement (nul ne pouvant lui reprocher quelque inclination de gauche, et ses sentiments démocratiques étant même assez improbables), intouchable hiérarchiquement (puisque Général, Chef de l’armée, élu par le Parlement fédéral comme le sont les Conseillers fédéraux), Guisan était le meilleur allié possible de ces « Jeunes Turcs » à la fois patriotes et démocrates, refusant la démobilisation de l’armée et craignant une « satellisation » de la Suisse par l’Allemagne –« satellisation » déjà à l’œuvre, mais que la démobilisation de l’armée et le démantèlement du dispositif militaire eussent rendu plus facile). « Les conjurés, qui appartenaient pour la plupart au (Service de Renseignement) étaient également bien placés pour connaître les intentions réelles des dirigeants du Reich », ajoute Ruffieux (ibid.).

    Le 21 juillet 1940, quelques jours avant le discours du Grütli, l’Organisation de fortune était fondée à Lausanne par trois capitaines, dont Hans Hausamann. Elle groupe une trentaine d’officiers, pour la plupart liés à l’état-major général, et se donna pour but l’organisation de la résistance militaire à une invasion, au cas où le Conseil fédéral y renoncerait, voire arriverait à imposer ce renoncement au Général et à l’armée. « Le projet de se battre malgré les ordres donnés constituant une mutinerie au sens du Code pénal militaire, Guisan ne pouvait être mis dans le secret » (Ruffieux, op.cit. p. 400), lors même que la Constitution fédérale excluant explicitement toute capitulation, les mutins se trouveraient du côté du droit et les « capitulards » hors-la-loi. Ce réseau de résistance « marchait sur des œufs », entre l’hypothèse d’une insubordination qu’il envisageait et la nécessité, pour que cette insubordination soit couronnée de succès, de préserver les positions de ses membres dans l’appareil militaire :

    ü      Par un système d’hommes de confiance recrutés dans les unités, la ligue entendait empêcher les licenciements excessifs de troupe et, à la limite, déclencher une résistance sauvage. Le nom de code, « Nidwalden », choisi pour en donner le signal, indiquait bien* qu’on ne se faisait guère d’illusion sur ses chances : périr certainement, mais avec courage. (…) le commandement de l’armée se saisit de l’affaire. On croyait d’abord à une conjuration frontiste, ce qui explique les arrestations ordonnées le 3 août 1940. L’enquête clarifia les intentions et le général prononça des peines légères contre huit des conjurés.

  • Roland Ruffieux, op.cit. p. 400