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Guerre d'Algérie

 

La gauche suisse et la guerre d’Algérie : le diplomate et le porteur de valise


Paris, 17 octobre 1961 : les Algériens rafflés comme les juifs vingt ans plus tôt.

 

L’Affaire Dubois

De l’ Affaire Dubois aux bons offices

Une solidarité multiforme, des militants de toutes tendances

Les réseaux

L’éveil des étudiants

La police, entre répression et laxisme

Les ambiguïtés du PSS

Le sens du malaise socialiste

La paille et la poutre : de la critique socialiste des gouvernements de coalition

La « Nouvelle gauche », accouchée par la Guerre d’Algérie

 

Documents diplomatiques suisses sur la Guerre d’Algérie

 

Pour le mouvement national algérien, la Suisse fut une sorte de refuge aux portes de la France (en janvier 1956 déjà, un responsable du FLN, Tayeb Boulahrouf, s’installe à Lausanne et transforme son hôtel, l’Hôtel Orient, en siège officieux du FLN.) ; pour la France officielle, un champ d’activité pour les services spéciaux, mais aussi un terrain de rencontres officieuses avec l’adversaire algérien ; pour les réfractaires et les déserteurs français, un lieu d’asile ; pour des centaines de militantes et de militants suisses, membres ou non d’organisations politiques ou d’entraide et de solidarité, la guerre d’Algérie fut le moment d’une exigence de solidarité.

La Suisse fut en outre un centre d’intense production éditoriale algérienne : El Moudjahid, organe officiel du FLN, et certains textes du Front (le Manuel du militant algérien, par exemple) y furent imprimés, sur des presses et par des imprimeurs « de gauche », et plus précisément encore liées au Parti du Travail.

 

Les sympathisants de la cause algérienne seront rapidement nombreux en Suisse romande : des communistes, des socialistes, des chrétiens de gauche, des membres du Mouvement démocratique des étudiants transportent des tracts, livrent « El Moudjahid », hébergent des membres du FLN ou des réfractaires français ; les éditions lausannoises de la Cité publient des textes interdits en France (notamment « La Question » de Henri Alleg) ; dans les régions frontalières, des militants suisses (comme le libertaire genevois André Bösiger) font passer la frontière à des Algériens indésirables ou pourchassés en France.

 

A Genève s’est installée une délégation officieuse du Croissant Rouge algérien et des dizaines de militants nationalistes de toutes tendances résident en Suisse, au vu et au su de la police, tant suisse que française. Ferhat Abbas et Saad Dahlab, président et membre du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) sont les plus connus des « hôtes » de la Confédération helvétique. Cette étrange situation ne sera pas exempte d’incidents, dont le plus spectaculaire a le parfum du scandale.

 

L’Affaire Dubois

Le 23 mars 1957, le Procureur de la Confédération,. René Dubois, se tire une balle dans la tête. La veille, La Tribune de Genève avait révélé que des fonctionnaires du pouvoir judiciaire fédéral et un « gradé » du contre-espionnage suisses avaient remis à un attaché commercial de l’Ambassade de France, Marcel Mercier, des transcriptions de conversations téléphoniques échangées entre la Légation égyptienne en Suisse et le ministère des Affaires étrangères égyptien, canal par lequel passaient nombre de communications entre responsables du FLN, ainsi que des rapports confidentiels sur des militants algériens, des fournisseurs d’armes du FLN et des mouvements d’argent au bénéfice de la résistance algérienne. Or, Marcel Mercier était un agent, avec le grade de colonel, des services secrets français (le SDECE, Service de documentation extérieur et de contre-espionnage).

Pourquoi diable un responsable du contre-espionnage suisse, Max Ulrich, et le Procureur de la Confédération lui-même, se sont-ils transformés, consciemment, en « honorables correspondants » du SDECE ? Pour Max Ulrich, l’anticommunisme et l’appât du gain sont les mobiles les plus vraisemblables ; le cas du procureur Dubois est plus complexe, et donc plus intéressant. Dubois est fonctionnaire du Ministère public fédéral depuis 1936, substitut du Procureur fédéral depuis 1949, Procureur lui-même, enfin, depuis 1955 ; surtout, il est socialiste et francophile, quand le gouvernement français, qui mène la guerre d’Algérie, est socialiste : « que Mercier ait fait vibrer la corde sensible de ce cousinage politique, c’est plus que probable », écrit Alain Campiotti, ce que confirme et précise Charles-Henri Favrod :

ü      Dubois convenait facilement que la SFIO, progressiste, menait le bon combat contre les réactionnaires de l’Islam, appuyés par ce Nasser que l’on comparait alors à Hitler. Et en plus, ces socialistes se montraient ouverts : (…) n’exploraient-ils pas déjà les voies d’un règlement politique ?

Charles-Henri Favrod, cité par Alain Campiotti, La mort du Procureur Dubois, in L’Hebdo du 23 mai 1985

Le choix de Dubois de collaborer activement avec les services spéciaux français illustre jusqu’à l’absurde le dilemme socialiste : faut-il, au nom des principes, soutenir un mouvement de libération nationale en lutte contre un gouvernement présidé par un socialiste (Guy Mollet), et donc rompre le fil fragile de la solidarité socialiste, ou se cramponner à cette solidarité, aider ce gouvernement et donc nier le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sauf à esquiver un tel dilemme en réduisant le combat de la nation algérienne à une sédition tribale ou religieuse ? Dubois choisit de servir les intérêts français, quitte à brader l’image de la neutralité helvétique. Il accepte des invitations à Paris, où il se rend avec le colonel Mercier en automne 1956, en pleine crise de Suez ; il transmet à Mercier des renseignements confidentiels : résultats d’écoutes téléphoniques, informations sur les fournisseurs d’armes, sur le FLN et sur les fonds du mouvement… Bref, le Procureur de la Confédération, sur les traces du colonel du SDECE, fait « sa » guerre d’Algérie ; ce haut fonctionnaire suisse et socialiste s’identifie à un serviteur des gouvernants socialistes français, empêtrés dans un conflit dont ils ne savent comment sortir, alors que nombreux sont ceux qui, pas seulement à gauche, mais à plus forte raison à gauche, y compris au sein du PS-SFIO, doutent d’une solution par une victoire militaire. A l’Ambassade de France à Berne travaillent deux fonctionnaires opposés à la politique de leur pays : le catholique progressiste Henri Guillemin et la gaulliste Elisabeth de Miribel. Le secret de la collaboration de Dubois avec les services français ne pouvait être gardé très longtemps : dès 1956, la rumeur de « fuites » d’informations en provenance de la police fédérale se répand. Le service de renseignements de l’armée constate que les Français disposent d’informations qu’il avait transmises au contre-espionnage suisse, et à lui seul : une enquête est donc demandée, et obtenue, mais elle est du ressort… du Procureur de la Confédération, Dubois lui-même.

L’ « affaire » n’éclatera que par le fait de la presse : le 18 mars 1957, le Rédacteur en chef adjoint de La Tribune de Genève, Georges-Henri Martin, apprend d’un mystérieux informateur (qui se révélera être un compagnon de route français du FLN, Serge Michel, proche de Ferhat Abbas) qu’un diplomate français en poste à Berne reçoit de la Police fédérale des informations confidentielles. Le scandale est amorcé, prêt à éclater ; interrogé, René Dubois reconnaît qu’une enquête a été ouverte contre un inspecteur de la Bupo ; sachant l’inspecteur Ulrich prêt de « tomber », Mercier vend brusquement la mèche (lui-même ne risque qu’une expulsion, couvert qu’il est par son statut diplomatique) et informe le Département fédéral de Justice et police que le Procureur de la Confédération est « mouillé ». Le 23 mars, apprenant qu’il est découvert, René Dubois se tire une balle dans la tête.

 

Le scandale est énorme : le 24 mars 1957, le Conseil fédéral publie un communiqué au style contourné mais à la conclusion glaciale :

ü      Les recherches concernant l’affaire d’un inspecteur de la police fédérale ont été poursuivies avec toute l’énergie nécessaire. Les recherches les plus récentes ont permis de découvrir des indices sérieux établissant qu’il était possible que le Procureur de la Confédération ait pu communiquer lui-même à un organe étranger des informations qui ne concernaient pas les affaires suisses. Le Département de Justice et police a été informé à midi que le Procureur de la Confédération, René Dubois, s’était donné volontairement la mort.

(cité par Alain Campiotti, art.cit.)

Si énorme que fut le scandale, nul n’avait intérêt à engager une polémique, sinon les communistes, qui virent là l’occasion de dénoncer la corruption du monde politique suisse, de régler quelques comptes avec les socialistes et d’allumer un « contre-feu » à la vague d’anticommunisme provoquée par la crise hongroise, toute récente. Le Parti du Travail saisit l’occasion au bond, et organise à Genève une « manifestation publique de protestation » le 29 mars 1957. Dans un supplément spécial de La Voix Ouvrière, le PdT résume sa vision de l’ « affaire » :

ü      Il apparaît au grand jour international que la police politique suisse espionne les diplomates étrangers.

Le Procureur général et le policier Ulrich connaissaient en vertu de leur fonction d’importants secrets qu’ils ont divulgués.

Ces renseignements ont profité à une puissance étrangère en guerre (contre l’Algérie et. un temps, contre l’Egypte).

Ces renseignements ont abouti à des arrestations, en France, de dirigeants du mouvement de résistance algérienne ; de tels faits s’étaient déjà produits au mois de juillet 1956, quand fut expulsé de Suisse un important réfugié politique, Moulay Merbah, secrétaire général du Mouvement national algérien.

Quelles seront les conséquences ?

Qui voudra croire à la neutralité du pays quand le Procureur général de la Confédération lui-même se met au service de l’étranger ?

La Suisse, pour des raisons évidentes, a, jusqu’à présent, pris une attitude favorable aux peuples arabes ; M. Petitpierre a dit un jour que le colonialisme était révolu ; le Conseil fédéral a condamné l’agression franco-britannique contre Suez. C’est que les pays arabes sont appelés à connaître un prochain développement économique et qu’il y a là de très importants débouchés pour l’industrie suisse.

La Vérité, supplément périodique genevois de La Voix Ouvrière, Genève, mars 1957

Les communistes vont ensuite s’en prendre directement aux socialistes : c’est de bonne guerre, si l’on ose dire, après les « purges » anticommunistes dans les syndicats et le soutien apporté par le PSS aux mesures prises contre les militants du PdT dans les administrations publiques. La Vérité dénonce donc l’interprétation, en effet étrange, donnée par le Volksrecht socialiste à l’ « affaire Dubois » : un échange d’informations politiques et militaires « coutumier » (üblich) entre services de renseignement de pays différents et un « dérapage » dû au « tempérament welsche » du Procureur fédéral. Si le mobile du policier Ulrich (membre du parti catholique conservateur) semble relever de la pure et simple vénalité, celui du procureur Dubois est défini par le quotidien socialiste de manière positive, comme relevant de « l’idéalisme » et de la solidarité avec le gouvernement socialiste français. Le Parti du Travail saute sur l’occasion pour condamner l’attitude, en effet équivoque, des socialistes :

ü      Dubois était un socialiste actif. Le gouvernement français qui conduit contre le peuple algérien en lutte pour son indépendance une guerre terrible et exterminatrice (l’abbé Pierre a dû protester la semaine dernière contre la terreur et les tortures qui sont les instruments principaux de la police française en Algérie) est un gouvernement socialiste. Le président du Conseil Mollet et le ministre responsable de l’Algérie, Lacoste, sont socialistes. Le parti socialiste suisse a interdit au Peuple, son quotidien romand, de publier des articles condamnant la guerre d’Algérie, ce qui a provoqué la démission du chroniqueur régulier Edmont Privat. Le dirigeant socialiste Camille Brandt a écrit que la politique de Lacoste en Algérie était « socialiste » et qu’elle était « la seule juste ». Le Parti socialiste suisse, qui a hurlé contre l’URSS à l’occasion des événements de Hongrie, n’a pas protesté contre l’agression antiégyptienne ni contre la guerre d’Algérie. La trahison de Dubois se situe dans un contexte politique qui donne à réfléchir. (…) que la pourriture touche les partis gouvernementaux (…), que l’espion Ulrich soit chrétien-social, voilà qui est dans l’ordre des choses. Mais qu’un haut personnage socialiste trahisse le pays, c’est un affront au peuple suisse particulièrement douloureux.

La Vérité, supplément périodique genevois de La Voix Ouvrière, Genève, mars 1957

Et le Parti du Travail de conclure suavement que si les « scandales » ont touché tous les partis, il est lui-même l’exception à cette règle : « Les agents de l’étranger, ce n’est pas chez nous qu’on les trouve. Les traîtres au pays, il n’y en a point dans nos rangs. Qui peut en dire autant ? »

 

De l’ « Affaire Dubois » aux « bons offices »

L’Affaire Dubois prend la Suisse à contre-pied de l’évolution de sa diplomatie et de son opinion publique, vers des positions moins systématiquement défavorables à la cause algérienne, quelles que soient les prudences de la Suisse officielle et les contradictions de la gauche. En Romandie, le mouvement d’émancipation algérien a trouvé de nombreux défenseurs : le journaliste Charles-Henri Favrod prend sa défense dans la très bourgeoise Gazette de Lausanne et son collègue de la radio Jean-Pierre Goretta souligne la réalité d’un soulèvement que la thèse officielle française s’efforce de réduire à du terrorisme et du brigandage, et cette absence de parti pris est déjà un engagement.


Combattant algérien prisonnier de l'armée française : la sale guerre coloniale

Plus tard, l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle provoquera une intense mobilisation diplomatique dont la Suisse sera l’un des théâtres privilégiés et les Suisses des acteurs fort disponibles. De Gaulle n’ignore pas qu’une victoire militaire sur la « rébellion » ne réglera rien et le FLN n’a pas la possibilité d’emporter la solution par les armes. Si la négociation s’impose, la France ne reconnaît pas la légitimité du FLN. On négociera donc secrètement, en cherchant un intermédiaire neutre et discret après l’échec des pourparlers de Melun. Cet intermédiaire sera suisse –en fait, il sera la Suisse elle-même.

 

En automne 1960, Tayeb Boulahrouf, au nom du FLN, prend contact avec le diplomate suisse Olivier Long et lui demande de sonder le gouvernement français. Après en avoir référé à Max Petitpierre et obtenu de lui l’autorisation de le faire « à titre personnel, sans engager la Confédération », Long contacte le ministre français des Affaires algériennes, Louis Joxe. Une première rencontre a lieu de 20 février 1961 en Suisse centrale : elle réunit Ahmed Boumendjel, Tayeb Boulahrouf, Bruno de Leusse et Georges Pompidou. Parallèlement, une autre filière se met en place, à la faveur de la concurrence régnant au sein du gouvernement français entre ministres désireux de s’illustrer dans la conclusion de la paix en Algérie : le Premier ministre Michel Debré « double » son propre ministre des Affaires algériennes en chargeant son émissaire personnel, Claude Chayet, de rencontrer à Genève le ministre des Affaires étrangères du GPRA, Saad Dahlab, par l’entremise de Charles-Henri Favrod.

De rencontres clandestines en négociations officieuses, la France et le FLN finissent par convenir de négociations officielles, qui s’ouvriront le 20 mai 1961 à Evian, une localité répondant à l’exigence française que la conférence se déroule sur le territoire national, et à la volonté des Algériens de résider en terrain neutre. Les représentants du FLN seront pris en charge et protégés par les autorités helvétiques et amenés chaque jour à Evian par des hélicoptères de l’armée suisse. Après cinq mois de dialogues de sourds, les négociations sont rompues. La diplomatie « secrète » reprend le pas sur la diplomatie officielle, et c’est dans un chalet jurassien, aux Rousses –toujours à la frontière franco-suisse- que les tractations reprennent, les délégués algériens convoyés par des policiers suisses, la résidence vaudoise de la délégation algérienne placée sous la surveillance de l’armée fédérale. Le 18 mars 1962, enfin, Louis Joxe et Krim Belkacem signent les accords qui mettent fin à huit ans de guerre et à 130 ans de colonisation.

 

La Suisse aura finalement joué un rôle exceptionnellement actif (voir infra, les rapports des représentants diplomatiques suisses engagés dans cette action). Les sympathies pro-arabes de quelques politiciens, ni la francophobie de certains décideurs alémaniques, n’expliquent un tel engagement. Le calcul économique, habituellement si déterminant, n’a pas davantage joué un rôle prioritaire. La raison de ce soutien de la Suisse officielle à la cause algérienne est bien l’engagement de l’opinion publique, du moins de sa part la plus « éclairée ». Certes, la guerre d’Algérie n’a pas eu (ethnocentrisme oblige) l’impact émotionnel massif  des événements de Hongrie, mais elle a mobilisé des centaines de citoyens, surtout romands et souvent des intellectuels, aux côtés des Algériens (mais aussi quelques dizaines aux côtés des ultras de l’Algérie française). Un Max Petitpierre (Conseiller fédéral, en charge des Affaires étrangères) ne pouvait pas rester insensible à cette mobilisation, dépassant largement le cercle des militants « anticolonialistes » de gauche : romand, il a sans doute bien mieux que ses collègues alémaniques mesuré le hiatus survenu entre la partie francophone du pays et la France en tant que référence culturelle et politique ; en charge de la politique étrangère de la Suisse, il disposait des moyens d’engager la Confédération dans un travail de « facilitation » (comme on le redira plus de quarante ans après, lorsque la Conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey engagera, elle aussi, la Suisse dans un travail comparable, mais plus difficile encore, autour de l’ « Initiative de Genève » pour une paix négociée entre Palestiniens et Israéliens…).

 

Une solidarité multiforme, des militants de toutes tendances

Il y eut plusieurs manières de manifester en Suisse sa solidarité avec le mouvement algérien, et plusieurs types de solidarité : « porteurs de valises » au service du FLN, publicistes, éditeurs et imprimeurs, « passeurs » de réfugiés, réseaux (ou individus) hébergeant des militants algériens ou des réfractaires français… Si les sensibilités de gauche furent, logiquement, majoritaires dans ce mouvement de solidarité, elles n’y furent pas seules, ainsi qu’en témoigne Marie-Madeleine Brumagne :

ü      Les sympathies allaient au-delà des clivages politiques. Il s’agissait bien plutôt de l’engagement d’hommes à l’égard d’autres hommes qu’on traitait par le mépris et le racisme (…). Mon engagement était personnel.

in Le Courrier du 2 février 1985


17 octobre 1961, Paris : violente répression d'une manifestation algérienne

Les « porteurs de valises » n’étaient pas nombreux : une cinquantaine, estime M.-M. Brumagne, qui publiait à l’époque un petit bulletin d’information (le Bulletin antiraciste et anticolonialiste). Nombre d’entre eux avaient déjà mené le même combat pour la Résistance française entre 1940 et 1944 ; il en va d’ailleurs de même pour ceux qui hébergèrent des nationalistes algériens ou des déserteurs français (le statut d’objecteur de conscience n’existant pas encore en France). Ils furent deux à trois cent, les réfractaires français réfugiés en Suisse, les uns cherchant surtout à s’y faire oublier, les autres s’engageant aux côtés des Algériens :

ü      (Certains) furent de simples courroies de transmission. Ils assuraient un soutien moral, surtout, et matériel aux Algériens. D’autres (…), qui faisaient un travail de permanents dans Jeune Résistance (le réseau des réfractaires) ou dans le MAF (un réseau de soutien politique au FLN), furent très proches du Front, sans jamais pourtant s’y intégrer (notamment) parce que le FLN a farouchement défendu sa composition exclusivement algérienne.

Chantal Thévenoz, Les Genevois et l’Algérie, in Dossiers Publics, novembre-décembre 1987

D’autres Français encore sont plus directement engagés dans le conflit, regroupés dans les réseaux de soutien au FLN comme le fameux « Réseau Jeanson ». Ces militants trouveront, eux aussi, soutien et solidarité en Suisse.

 

Dans l’article qu’elle consacre aux « Genevois et l’Algérie », Chantal Thévenoz pose la question : « quelle signification éthique ou politique a pu avoir alors la « cause algérienne » pour les Genevois, de tous les milieux sociaux, qui hébergèrent des militants, « portèrent les valises » de documents et d’argent (…), traversèrent les frontières » ? Ces « Genevois » (au sens large) répondent eux-mêmes, par la voix d’Isabelle Vichniac : « Les Algériens étaient objectivement des victimes, ils subissaient une injustice évidente. C’était aussi l’injustice la plus proche à secourir ». Dans sa simplicité humaniste, cette explication est sans doute la plus crédible : ils venaient en effet d’horizons politiques fort différents, et étaient animés de motivations parfois contradictoires, celles et ceux qui se mobilisèrent aux côtés du mouvement national algérien, quels que pussent être leurs sentiments à l’égard des stratégies suivies par le FLN, notamment à l’égard des autres composantes du mouvement national (en particulier les messalistes), mais aussi des composantes « non musulmanes » du peuple algérien. Il y eut certes des engagements pleinement politiques et revendiqués comme tels, basés sur une « analyse concrète de la situation concrète » et sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination, mais il y eut surtout des engagements éthiques, une « insurrection des consciences » face à la pratique de la torture et de la répression de masse par la France. Il y eut enfin, de la part des militants français mais aussi de la part de ces Romands toujours plus francophiles que les Français eux-mêmes, une protestation par l’acte contre la politique française, au nom des valeurs françaises (liberté, égalité, fraternité…) : « On ne peut pas laisser faire cela, la torture, les massacres, par un pays civilisé, et surtout pas par ce pays-là ! ».


Le tortionnaire et la torturée : Marcel Bigeard, colonel de paras, et Louisette Ighilariz, militante FLN

 

Les réseaux

Ce soutien à la cause algérienne, qui ne laissa pas de surprendre les Algériens eux-mêmes, fut multiforme : secourir, cacher ou transporter des documents, trouver du travail, obtenir une autorisation de séjour en Suisse… certains s’engagèrent pleinement dans les réseaux de lutte aux côtés du mouvement algérien ; Isabelle Vichniac, qui fut la première journaliste occidentale à interviewer Ferhat Abbas (en 1956, dans France Observateur) fut aussi membre du réseau Jeanson et hébergea à ce titre l’un des principaux acteurs de la solidarité avec l’ « Algérie algérienne », Henri Curiel.  Les Suisses engagés dans ce type de réseaux, fort semblables, y compris dans la motivation de leurs membres, à ceux de la Résistance, en subissaient comme leurs camarades français les règles ; Chantal Thévenoz :

ü      Tous les militants portaient des noms de guerre, et les sympathisants genevois également. Clandestinité oblige ! Presque aucun des Genevois les plus engagés que nous avons pu interroger ne soupçonnait qui d’autre à Genève était en contact avec les réseaux. Paradoxalement, ces gens appartenaient parfois à un même milieu et se connaissaient : des prêtres et des pasteurs, des aumôniers et leurs paroissiens.

Art.cit.

Du nombre des « obscurs » et des anonymes, fantassins de la solidarité, les noms de quelques uns peuvent être évoqués : Fany et Marcelle Gretler, Marie-Louise Dumuid, le docteur Roth… des prêtres, comme le Père Jean de la Croix, aumônier du Centre universitaire catholique, ou le pasteur Jean Rouget, l’un et l’autre engagés dans les réseaux de Francis Jeanson et Henri Curiel, le pasteur appartenant également au mouvement « cryptocommuniste » Jeune Résistance, qui organisait les soldats français réfractaires et qui avait été fondé en Suisse en 1958 par Jean-Louis Hurst et Louis Orhant.

 

Les réseaux contactèrent et utilisèrent des Suisses pour nombre de tâches : hébergement, passage de frontière, transmission de documents etc… D’entre toutes ces tâches, il en est une où les Suisses furent particulièrement utiles : l’information de l’opinion publique. C’est un imprimeur d’Yverdon, Henri Cornaz, qui imprima la « plate-forme de la Soummam », programme issu du premier congrès (clandestin) du FLN, tenu le 20 août 1956, et qui se chargea par la suite de l’impression d’un numéro du Moudjahid ; c’est un autre Yverdonnois, le président (communiste) du Conseil communal, Jean Mayerat, qui fut arrêté en France avec 700 numéro du même Moudjahid (imprimés cette fois à Genève, sur les presses de la Coopérative du Pré-Jérôme, l’imprimerie de La Voix Ouvrière et du Parti du Travail), et qui fut  condamné à un an de prison ; ce sont les éditions lausannoises de La Cité qui éditèrent et diffusèrent des textes interdits en France (le Manuel du militant algérien, La Pacification de Hafid Keramane, La Question de Henri Alleg).

Toujours dans le domaine de l’information, il faut relever le rôle essentiel joué par les journalistes : « ce sont peut-être (eux) qui jouèrent le rôle principal dans l’évolution de l’opinion publique suisse », écrit Chantal Thévenoz, qui cite quelques noms, parmi d’autres : Georges Bratschi, alors secrétaire de rédaction de La Tribune de Genève, Armand Caviezel et Jean-Pierre Goretta, de la radio romande, Marie-Madeleine Brumagne, de La Tribune de Lausanne… et nous y ajouterons Jules Humbert-Droz, usant comme on le verra des quotidiens socialistes La Sentinelle et Le Peuple pour tenir un discours fort différent de celui, officiel, du PSS, et plus éloigné encore de celui de la SFIO. Tous contribuèrent efficacement à donner du conflit algérien l’image de sa réalité, favorisant l’abandon progressif par l’opinion publique suisse de la thèse officielle française, relayée par l’AFP et les media gouvernementaux français.

 

L’éveil des étudiants

A la fin des années cinquante, « la grande majorité » des étudiants genevois était « favorable aux Algériens », croit pouvoir affirmer Jean de la Croix, aumônier du Centre universitaire catholique. « La grande majorité », c’est sans doute trop dire, mais il n’empêche que la plupart des étudiants engagés au sein des « jeunesses » des partis de gauche, ou dans la Jeunesse étudiante chrétienne, ou dans l’Association générale des étudiants, se sentaient certainement plus enclins à soutenir un mouvement d’émancipation nationale que sa répression. Au surplus, Genève et Lausanne sont trop proches de la France pour que l’engagement de l’Union nationale des étudiants de France contre la guerre d’Algérie y fût sans écho.

D’une certaine manière, la guerre d’Algérie ouvrit le milieu estudiantin à la perception des problèmes internationaux ; certes, ce milieu ne fut jamais « fermé » à ces problèmes, mais son horizon politique était le plus souvent européen, éventuellement nord-américain, parfois asiatique (lorsqu’une crise majeure venait rappeler l’Asie au mauvais souvenir des Européens), mais pour ainsi dire jamais africain ; de ce point de vue, la « question algérienne » représenta, sinon une rupture, du moins une nouveauté. Là encore, l’influence des débats français est déterminante : on lit, avec la distance qui convient, Les Temps Modernes, L’Express, France-Observateur, Combat ou Le Monde, toutes « caisses de résonance » du combat indépendantiste algérien et surtout reflet de l’opposition en France à la politique algérienne de la France. Les trois courants politiques les plus actifs dans les universités de Genève et de Lausanne, le courant communiste (avec le Mouvement démocratique des étudiants), le courant socialiste (avec la Jeunesse socialiste) et le courant chrétien progressiste (avec la Jeunesse étudiante chrétienne et les cercles protestants) condamnaient la politique française. Des Algériens, par ailleurs, étudiaient en Suisse et l’on peut aisément présumer de leur adhésion ou de leur soutien au mouvement national de leur pays (étant bien précisé que le mouvement national algérien ne se réduisait pas au FLN). On ajoutera à ces rapides notations sur le milieu estudiantin qu’une « antenne » du réseau de Francis Jeanson fut créée à Genève par des étudiants communistes grecs.

 

La police : entre répression et laxisme

Ces activités solidaires se déroulaient sous l’œil d’une police dont le mode d’intervention dessine en creux les choix politiques de la Suisse et les sentiments de l’opinion publique ; Chantal Thévenoz :

ü      Les premières années furent celles de la répression. « Au début surtout, la police était mobilisée pour faire la chasse aux Algériens que, conformément à la thèse officielle française, l’on considérait comme communistes », témoigne le Père Jean de la Croix (…). Les lignes téléphoniques étaient écoutées.

Art..cit.

A plusieurs reprises, des connivences entre polices suisses et françaises sont dévoilées (l’Affaire Dubois n’en étant que la plus grave et la plus médiatique). En 1960 encore, alors que le « tournant » algérien semble pris tant en France qu’en Suisse, et que l’opinion publique semble avoir majoritairement choisi le camp de l’indépendance algérienne, des expulsions d’activistes « pro-algériens » français sont ordonnées, notamment celles de Louis Orhant et de Jean-Louis Hurst ; Francis Jeanson lui-même sera remis entre les mains de la police française. Il s’agit vraisemblablement là des derniers feux d’une activité policière et judiciaire « anti-algérienne », frappant d’ailleurs plutôt les Français engagés aux côtés des Algériens que les Algériens eux-mêmes. La fin de la guerre libère donc ceux qui s’y étaient opposés, et ceux qui avaient choisi le camp algérien, d’une pression policière suscitée auprès des autorités suisses par les autorités françaises et souvent légitimée par l’anticommunisme ambiant, dans la mesure où l’on assimilait alors fort commodément nationalismes du tiers-monde et communisme. Jules Humbert-Droz, en septembre 1956, dénonce l’un des épisodes de cette répression policière :

ü      A la demande de la police française, des perquisitions ont été opérées à Zurich par la police fédérale parmi les émigrés algériens et chez des citoyens suisses pour rechercher des explosifs et des armes. La police fédérale n’a rien trouvé (…) mais la police française a atteint son but : faire expulser de Suisse le secrétaire général du Mouvement national algérien, Moulay Merbah, actuellement réfugié en Suisse, et se procurer si possible la documentation nécessaire pour réprimer le mouvement d’indépendance de l’Algérie. En effet, si la police fédérale n’a trouvé ni armes, ni explosifs, elle a confisqué chez Moulay Merbah une abondante correspondance politique qui sera sans doute communiquée à la France. La police fédérale a fait savoir que Moulay Merbah avait reçu un délai de trois jours pour quitter le sol de la Confédération, faute de quoi il serait emprisonné. C’est contre cette façon de traiter un réfugié politique algérien  que je tiens à protester aujourd’hui. Le chef du Mouvement national algérien, Messali Hadj, qui depuis 30 ans mène une lutte politique pour l’indépendance de son pays et la libération de son peuple, a été arrêté en France et interné. Le secrétaire général du mouvement est venu en Suisse pour échapper à la même mesure de répression. C’est donc bien un réfugié politique menacé de perdre sa liberté s’il retourne en France ou en Algérie. (…) La police fédérale ne l’accuse du reste pas d’avoir mis en danger notre neutralité, ni d’avoir violé ses engagements envers notre pays. Si la police française n’avait pas inventé cette histoire rocambolesque de complot à main armée, personne n’aurait songé à expulser Moulay Merbah. C’est donc sous la pression de la France et pour rendre un service des plus discutables à la police française que la Suisse expulserait  le représentant du Mouvement national algérien. Que deviennent dans cette affaire sa dignité nationale, sa neutralité et sa longue tradition de pays d’asile pour les réfugiés politiques de tous les pays ? Les services rendus par la police fédérale à la police française en procédant à des perquisitions parfaitement superflues et ridicules  suffisent à démontrer la bonne volonté de notre pays à réprimer d’éventuels actes criminels. Aller plus loin et expulser Moulay Merbah, c’est du servilisme incompatible avec notre dignité et notre esprit démocratique. Le Conseil fédéral devrait aussi tenir compte des intérêts de la Suisse en cette affaire. (…) Demain ou après-demain, la France traitera avec les nationalistes algériens. (…) Le Congrès de Lille du Parti socialiste a fait au gouvernement un devoir d’établir des contacts et d’engager des pourparlers avec les chefs militaires des rebelles pour un cesser le feu. (…) La Suisse a de gros intérêts en Algérie. Le Conseil fédéral croit-il qu’il suffira de reconnaître officiellement l’Algérie indépendante pour établir avec elle de bons rapports ? Croit-il qu’il sera indifférent d’avoir comme interlocuteurs des hommes qui ont trouvé chez nous un asile au moment où ils étaient pourchassés par la police française, ou d’avoir à traiter avec des hommes que notre gouvernement a expulsés sans raisons suffisantes ?

Jules Humbert-Droz, Indépendance algérienne et police suisse, in La Sentinelle du 19 juillet 1956

Le Secrétaire du PSS est bon prophète : aux questions qu’il pose en 1956, la Suisse donnera la réponse qu’il suggère lui-même, et cessera de « brimer », de quelque manière que ce soit, les Algériens réfugiés en Suisse dès qu’il deviendra évident que la voie politique est la seule qui se puisse emprunter pour sortir du conflit. Mais si les Algériens réfugiés en Suisse se verront d’abord tolérés, puis ouvertement protégés par les autorités helvétiques, il n’en sera pas de même de leurs « compagnons de route » français, « porteurs de valises » des réseaux de Francis Jeanson et Henri Curiel ou réfractaires politiquement organisés dans l’orbite du PCF. Cinq ans après la fin de la guerre d’Algérie, un militant révolutionnaire sera encore expulsé de Suisse, sinon en raison, du moins en tenant compte (comme d’une circonstance aggravante) de son activisme « pro-algérien » passé : Nils Andersson, qui édita La Question de Henri Alleg, et qui fut un féroce contempteur des collusions policières franco-suisses. Le socialiste René Meylan s’indigne de cette expulsion :

ü      Un exemple caractéristique d’arbitraire nous est offert, dans le cas d’Andersson, lorsqu’on lui reproche officiellement, en toute bonne conscience, d’avoir publié « La Question » au temps de la guerre d’Algérie. Comme si, en l’espèce, le délit était évident. Comme si l’atteinte portée aux intérêts de la Suisse allait sans dire. Comme s’il suffisait qu’un livre indispose la Bupo pour qu’il devienne subversif. Or, La Question, c’est bien davantage qu’un pamphlet politique. Nos enfants et nos petits enfants liront encore cette œuvre quand les dernières séquelles de la guerre d’Algérie seront depuis longtemps liquidées –tout comme on lit Vallès un siècle après la Commune, Barbusse cinquante ans après la Grande Guerre, Rousset vingt ans après les camps de concentration nazis. (…) Quand la police fédérale critique l’édition à Lausanne de ces pages admirables, au moment même où l’esprit « para » semblait triompher, elle n’attaque pas Andersson, ou la Révolution algérienne, ou la gauche. Elle attaque la Suisse dans sa tradition la meilleure. Et Andersson, faisant connaître ce texte, a mieux servi l’honneur de notre pays que les banquiers qui trafiquaient chez nous –ils y trafiquent toujours, du reste- avec le trésor du FLN On pourrait aussi disserter (…) sur un autre crime reproché à Andersson : celui d’avoir cru la police suisse complice de son homologue française dans l’arrestation à Lyon, alors qu’il arrivait de Lausanne, du prêtre catholique Davezies, ami du FLN. (…) qu’Andersson n’ait pu établir le bien-fondé de ses soupçons ne prouve nullement, en toute objectivité, qu’il ait eu tort de les nourrir. Ainsi, en juillet 1962, dans le canton de Neuchâtel, trois jeunes gens favorables à la cause algérienne furent entraînés dans un guet-apens à la frontière française, puis enfermés à Besançon où ils subirent interrogatoires et sévices.

René Meylan, La Sentinelle  du 1er février 1967

Les ambiguïtés du PSS

A lire Jules Humbert-Droz ou René Meylan, tous deux neuchâtelois, tous deux issus de la gauche du PS et revenus au PS après un détour, le premier par le PC, le second par la Nouvelle Gauche, on pourrait croire en un Parti socialiste suisse franchement engagé dans la dénonciation de la politique française et dans la lutte aux côtés des nationalistes algériens et de leurs alliés français. Il n’en est (hélas) pas ainsi.

De la « politique du juste milieu » à la « dialectique des contraires », les positions du PSS face à la guerre d’Algérie alternent et tentent malaisément de conjuguer deux fidélités : fidélité à la solidarité entre socialistes (et donc avec les socialistes français, impliqués dans le conflit et acteurs de la répression du mouvement national algérien) et fidélité au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (et donc à la reconnaissance de ce droit aux Algériens). Entre ces deux fidélités, le PSS ne veut ni, peut-être, ne peut choisir : ainsi lui sera-t-il difficile d’élaborer une politique spécifique face à la « question algérienne », enjeu pourtant d’une importance capitale dès le milieu des années cinquante, et « matrice » d’une « nouvelle gauche » dont les thèmes et la culture politiques renouvelleront en profondeur ceux du PSS.

Parti social-démocrate d’un Etat sans colonies formelles, mais très présent dans les colonies des autres par ses investissements, le PSS a, ou devrait avoir, « quelque chose à dire » sur l’Algérie ; son programme de 1959 et son adhésion à la déclaration de principes de 1951 de l’Internationale socialiste devraient l’inciter à une prise de position anticolonialiste. Or, on constate que les positions socialistes suisses à propos de la Guerre d’Algérie dépendent moins de ses principes et de son programme que, d’une part de l’action des individus en son sein (notamment celle de Jules Humbert-Droz), et d’autre part de la pure événementialité. Le PSS réagit donc à l’événement en laissant cette réaction être définie et exprimée par ceux qui, au sein de sa direction, y sont le plus sensibles, sans qu’il y ait réellement de choix politique collectif et de réflexion commune à la base de cette réaction.

La « gestion » de la contradiction entre l’impératif de solidarité avec les socialistes français et celui de solidarité avec le peuple algérien va donc se faire en laissant cette contradiction s’exprimer assez librement, et en laissant l’événement extérieur (franco-algérien) décider pour le parti suisse (ou les partis cantonaux). L’actualité et les réactions ponctuelles d’individus ou d’instances à l’actualité vont finalement décider de la ligne du parti, et la faire un peu malgré lui correspondre aux principes anticolonialistes exprimés dans le programme international de 1951 et le programme national de 1959. Ce fonctionnement est d’ailleurs suffisamment fréquent dans l’histoire du mouvement socialiste pour y être devenu traditionnel : les militants les plus engagés fraient la voie au reste de l’organisation, agissent comme une avant-.garde, « explorent le terrain », et le cas échéant prennent les coups pour le parti. Si les actions et les analyses de ces militants se trouvent confirmées par l’évolution politique, elles seront assumées par le parti tout entier, le plus officiellement du monde ; dans le cas contraire, le parti s’en désolidarisera et sanctionnera leurs auteurs : fonctionnement sans gloire, et surtout sans risque –mais le goût du risque n’est pas la marque première de la culture politique suisse.

Le PSS se comporte comme ce qu’il est : une force insérée dans les réseaux de pouvoir, à tous les niveaux, d’un Etat occidental sans responsabilités coloniales, et le parti agit en fonction de cette insertion bien plus qu’en fonction de son programme et des principes auxquels il adhère –par ailleurs sincèrement. Cette situation n’ira pas sans tensions internes, de plus en plus accentuées au fur et à mesure que le parti se développe (structurellement, socialement et électoralement), en même temps que s’appauvrit sa culture et son programme politiques et que devient improbable sa volonté réelle de changement de l’ordre social : la logomachie « rassembleuse » du programme de 1959 est efficace électoralement, et permet de renforcer les positions du parti (il y gagne un second siège au Conseil fédéral), mais elle nourrit en même temps des contradictions que le PSS mettra un quart de siècle à surmonter –au prix de reculs plus prononcés que les avancées qu’elles avaient permises.

 

Si la sensibilité solidaire du PSS ne peut être mise en doute, il est évident que l’impératif national est un frein à l’expression, et plus encore à la traduction en actes, de cette sensibilité : le PSS privilégie, logiquement, la nécessité de participer au pouvoir national, de s’intégrer à la vie politique « normale » en Suisse ; il en tire un renforcement certain de son influence et un élargissement de sa base électorale, mais au prix d’un affadissement de ses propos et de ses actions solidaires. A cela s’ajoute vraisemblablement le caractère peu « populaire » (en Suisse du moins) du combat anticolonial, jusque dans les années cinquante (la guerre d’Algérie, précisément, changera les choses de ce point de vue).

Au fond, les socialistes suisses, à quelque niveau de décision que ce soit, ne se préoccupent du conflit algérien que lorsque ce conflit menace d’avoir des répercussions intérieures (par exemple lors de l’ « affaire Dubois »), ou là où l’opinion publique est particulièrement sensible aux affres politiques françaises, c’est-à-dire en Romandie ; il faut en quelque sorte que la guerre d’Algérie devienne un enjeu national (ou cantonal) pour que les socialistes suisses (ou romands) s’en saisissent… A quoi s’ajoute d’ailleurs le fait que, pour la plupart d’entre eux, elle n’est en fin de compte qu’un événement international secondaire, périphérique : ce qui domine et mobilise la conscience internationaliste du moment est moins le droit des peuples du « tiers-monde » à disposer d’eux-mêmes que la menace d’une guerre nucléaire, moins les bombes de l’OAS que LA Bombe, moins la répression française en Algérie que la répression  soviétique en Hongrie. Le PSS est bien, de ce point de vue, un parti du « centre » (géopolitiquement parlant, sans préjudice d’autres sens possibles), c’est-à-dire un parti « européocentriste » ; l’analyse des rapports de ce centre avec la périphérie n’est pas le fil conducteur de sa perception du monde, et l’impératif de l’insertion dans le cadre national prime toute considération solidaire. Il est vrai que la « conscience solidaire » n’est pas un caractère spontané de la conscience collective des classes populaires suisses, mais il est vrai aussi que de ces classes populaires le PSS se proclame le défenseur privilégié. Pour « conscientiser » l’opinion publique suisse, des dizaines, voire des centaines de militants socialistes se chargèrent du « travail de solidarité » que le parti n’assumait pas directement, alors qu’il l’avait assumé lorsqu’il s’agissait de la solidarité avec les victimes du fascisme et du nazisme. Mais alors la « peste brune » menaçait directement la Suisse et les droits et libertés des Suisses, droits et libertés dont le mouvement socialiste bénéficiait et à la conquête desquels il avait pris large part. Le fascisme et le nazisme était donc perçus pour ce qu’ils étaient : des menaces directes. Il n’en était pas, ou ne semblait pas en être, dans les années cinquante et soixante, de même du colonialisme et de ses avatars.

 

Parcourir la presse socialiste romande de la fin des années cinquante et du début des années soixante, c’est faire deux constats : l’absence d’une ligne politique cohérente et durable à propos de l’Algérie, et la part prépondérante de quelques personnalités, Jules Humbert-Droz en premier lieu. Les deux quotidiens socialistes romands Le Peuple et La Sentinelle (qui vont d’ailleurs fusionner pour ne plus en faire qu’un, qui finira par disparaître) accordent évidemment plus de place que la presse socialiste alémanique à un conflit qui implique la France, La Libera Stampa tessinoise se situant entre les deux autres aires linguistiques pour la quantité d’informations et de commentaires sur les « affaires françaises » -informations et commentaires parfois repris et traduits de ceux de la presse romande.

Dans la durée, la presse socialiste romande va exprimer une « condamnation modérée » de la politique française (ou un soutien non moins « modéré » à la revendication algérienne). Le socialiste Guy Mollet préside le gouvernement français en 1956,  et 1956 c’est à la fois le temps de l’accentuation de l’engagement militaire en Algérie et celui de l’aventure de Suez ; les socialistes suisses (et le socialisme international) sont évidemment gênés par cette situation qui, nolens volens, les empêche d’exprimer totalement et librement leurs doutes. La solidarité socialiste joue donc, mais comme un frein à la critique et comme un réflexe défensif face aux attaques des communistes et de l’extrême-gauche (et de l’appui empoisonné apporté par la droite aux errements des socialistes français)..

Venu, précisément, du communisme et de l’extrême-gauche, Jules Humbert-Droz ne se prive pas de conseiller ses camarades français :

ü      Une seule solution s’impose : l’indépendance (de l’Algérie). Plus vite elle sera consentie par la France et plus les chances seront grandes pour elle de conserver des liens d’amitié avec l’Algérie indépendante.

La Sentinelle du 10 novembre 1955

Le PSS adoptera une attitude plus prudente que son secrétaire romand et n’hésitera pas à faire pression sur celui-ci et sur les partis cantonaux de Romandie pour que soit modérée dans la presse socialiste la critique du gouvernement socialiste français, d’autant qu’il ne lui apparaît pas que le problème algérien soit prioritaire. Les partis romands et leur presse sont donc dans une situation particulière, de proximité politique et culturelle avec la France, qui provoque en leur sein des divergences d’appréciation importantes. Le scandale provoqué en France, puis internationalement, par la révélation des pratiques tortionnaires de l’armée française en Algérie fera « sauter » les brides de l’indignation socialiste romande ; dans Le Peuple du 4 avril 1957, Jules Humbert-Droz tonne :

ü      D’Algérie parviennent des nouvelles qui ne laissent plus de doute sur l’emploi de méthodes de terreur et de torture par l’armée française en lutte contre les rebelles. L’opinion publique a été alertée depuis plusieurs mois par des témoignages nombreux et concordants (…). Le Gouvernement français, sous la direction du socialiste Guy Mollet, a poursuivi les auteurs de ces révélations pour atteinte au « moral » de l’armée. Il a menacé la liberté de la presse et de la radio, donnant l’impression qu’il s’agissait d’une campagne de calomnies et de défaitisme. (…) Guy Mollet (a déclaré) a la tribune de l’Assemblée nationale que le gouvernement punirait les coupables d’actes inhumains contre les détenus. Il laissait encore supposer qu’une presse intéressée à discréditer l’armée généralisait des actes répréhensibles, certes, mais isolés. Au moment même où il faisait cette déclaration à la tribune du Parlement, le général de brigade de Bollardière abandonnait son commandement en Algérie et demandait d’être rappelé en France, pour protester contre les tortures auxquelles sont soumis systématiquement les détenus algériens. (…) Les rebelles algériens utilisent des méthodes de terreur qui frappent nombre d’innocents parmi les Français et plus encore parmi la population algérienne, parmi les femmes et les enfants. Tout en condamnant cette violence aveugle, il faut faire, en Algérie comme en Hongrie, une différence entre ceux qui, opprimés par une puissance étrangère, luttent pour leur indépendance nationale, pour leur liberté et leur dignité et ceux qui défendent les privilèges de l’occupant étranger. Nous regrettons que la France que nous aimons, le pays de droits de l’homme, au cœur généreux et profondément humain, se soit engagée dans une politique coloniale qui porte atteinte à son honneur. Nous regrettons davantage encore que ce soient des socialistes, Guy Mollet, Pineau, Lacoste, qui portent la responsabilité de cette honte. Cette politique n’a rien de socialiste. Elle est une insulte au socialisme qui condamne et combat la torture, le système policier, la terreur exercée contre les peuples et les individus. Nous avons ici dénoncé et condamné avec énergie les crimes des staliniens. Nous n’avons pas deux poids et deux mesures pour juger et condamner l’immonde torture qui pousse les hommes au désespoir et à la mort. Nous avons critiqué les communistes qui acceptent avec indulgence et compréhension la terreur stalinienne. Nous nous sommes insurgés contre la tolérance d’une grande partie de notre bourgeoisie en face des crimes d’Hitler et de Mussolini. C’est avec une indignation plus grande encore que nous condamnons la torture tolérée, sinon ordonnée, par le gouvernement Guy Mollet, parce que nous attendons de lui d’autres méthodes que celles qui ont fait la honte du régime fasciste et du régime communiste.

Jules Humbert-Droz, La Torture au XXe siècle, in Le Peuple du 4 avril 1957

On ne pouvait condamner plus durement les socialistes français qu’en les comparant aux nazis et aux staliniens, qu’en opposant la France qui s’abaisse à user des méthodes de la Gestapo ou du GPU à la France des Droits de l’Homme. Le Peuple et La Sentinelle ne cesseront en outre d’appeler la France à négocier avec le mouvement algérien, à abandonner la « solution militaire » et à lui substituer une solution politique dont l’indépendance de l’Algérie serait le treme ; Humbert-Droz, en 1956 :

ü      Si le Gouvernement français veut la paix en Algérie, ce n’est pas en développant la guerre qu’il l’obtiendra, c’est en engageant des pourparlers avec les nationalistes algériens qui luttent les armes à la main pour l’indépendance de leur pays. (…) Le gouvernement français de Guy Mollet a montré beaucoup de souplesse et de compréhension dans ses pourparlers avec les représentants du Maroc et de la Tunisie. On regrette d’autant plus qu’il adopte une politique de force en Algérie. Les mesures militaires envisagées par le ministre-résident Lacoste, pour « rétablir l’ordre », la mobilisation des réservistes et le déplacement de troupes d’occupation d’Allemagne occidentale, conduisent à la guerre, à la sale guerre coloniale.

in La Sentinelle du 12 avril 1956

Brodant sur le même thème une année plus tard, le même auteur se livre à une comparaison entre la politique de Pierre Mendès-France en Tunisie, au Maroc et en Indochine, et celle de Guy Mollet en Algérie et à Suez ; une comparaison qui n’est pas à l’avantage du socialiste :

ü      Le mouvement national algérien lutte depuis trente ans déjà. Il voulait l’indépendance de l’Algérie d’accord avec la France. Comment les gouvernements français ont-ils répondu à ce mouvement national pacifique ? En emprisonnant les nationalistes, en les déportant, en leur faisant la guerre. Faut-il rappeler l’attitude de la France envers Ho Chi Minh, envers Bourguiba et envers le Sultan du Maroc ? de grâce, Guy Mollet, ne faites pas la guerre pendant dix ans encore en Algérie, avant de voir quel est le meilleur des deux systèmes (de décolonisation, le français et l’anglais). Le socialisme international n’a pas besoin de cette épreuve pour y voir clair. Laissez aux Russes la triste gloire de « pacifier » leurs colonies par la force des armes.

in La Sentinelle du 12 avril 1956

Le 8 février 1958, la France « internationalise » délibérément le conflit algérien (qu’elle ne cessait pourtant de présenter comme un problème purement intérieur) en bombardant le village tunisien de Sakhiet, au prétexte d’y détruire une base arrière du FLN. Le village est détruit, la population civile écrasée sous les bombes. L’indignation est générale ; les socialistes suisses vont s’y associer et Jules Humbert-Droz dénoncer « le crime froidement prémédité d’un gouvernement français aveuglé par son nationalisme » ; Humbert-Droz se sent sans doute plus libre de ses condamnations : le gouvernement français n’est plus celui de Guy Mollet mais celui de Félix Gaillard. Ce qui est condamné, c’est l’acte de bombarder un village tunisien et d’atteindre sa population civile, mais c’est aussi cette « internationalisation » possible à toute l’Afrique du nord d’un conflit qui avait jusqu’alors été à peu près contenu à l’Algérie (quoique ayant des « retombées » en métropole). Le 14 février 1958, Jeanne Hersch publie dans Le Travail une violente dénonciation de la politique algérienne de la France, sur le ton du J’accuse de Zola, en associant cette politique à celle des nazis et des staliniens ; le même Travail  trouvera pourtant le moyen de se féliciter de ce que Guy Mollet se soit associé aux condamnations du bombardement de Sakhiet, alors que ce bombardement n’est que la suite logique de la politique menée, ou couverte, par le même Mollet lorsqu’il présidait le gouvernement français. Quant au PSS, il exprime sa position en demandant à l’Internationale Socialiste d’agir, enfin :

ü      Le PSS regrette que l’Internationale socialiste n’ait pas condamné plus clairement et plus fermement ce tragique événement (…). Le PSS exprime son indignation à l’égard de l’agression militaire (…). Les représentants du PSS sont très inquiets du développement des événements d’Algérie et de leurs répercussions internationales ; ils demandent au bureau de l’Internationale d’appliquer les principes du socialiste démocratique décidés à Francfort en 1951 et de faire tout ce qui est possible pour empêcher de nouvelles violations des principes de l’humanité dans le conflit algérien.

Cité par Gilles Marchand et André Crettenand, Le Parti socialiste suisse et le guerre d’Algérie, travail de séminaire de sociologie politique II/III, Faculté des Sciences économiques et sociales, Université de Genève, 1983

En août 1959, le Comité central du PSS adopte une résolution condamnant la torture et les exécutions sommaires de nationalistes algériens, en citant le cas du syndicaliste Aïssat Idir :

ü      Le PSS  élève sa voix et proteste contre les tortures et mauvais traitements infligés aux prisonniers sans défense. Le PSS soutient (…) les décisions de l’Union Syndicale Suisse et de l’Internationale des Syndicats Libres contre les responsables de la mort d’Aïssat Idir. Le PSS invite le public suisse à soutenir vigoureusement l’aide de l’œuvre Suisse d’Entraide Ouvrière pour adoucir le sort des réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc.

Ibid.

De Gaulle est désormais en charge des affaires françaises, ce qui facilite la tâche des socialistes en les libérant de ce qui pouvait subsister du « devoir de réserve » à l’égard de la politique menée par la SFIO. Le PSS, comme les autres partis de l’Internationale, n’hésitera donc plus à condamner clairement et ouvertement les actes d’un pouvoir français au sein duquel il se plaira à déceler des tendances « fascisantes », alors même que s’agissant de la « question algérienne » ce pouvoir (« personnel ») finira par mener, sur le fond sinon dans la forme, la politique que l’on attendait d’un gouvernement socialiste.

Le Peuple va ainsi dénoncer « l’infâme bestialité » et les « pratiques nazies » des forces françaises en Algérie, après la publication en janvier 1960 d’un rapport du Comité international de la Croix Rouge sur les camps de prisonniers, alors que ces pratiques (la torture, les exécutions sommaires, les humiliations racistes) étaient déjà monnaie courante lorsque Guy Mollet présidait le gouvernement français et qu’un autre socialiste, Robert Lacoste, était ministre des affaires algériennes. Jusqu’en février 1960, les socialistes suisses semblent considérer De Gaulle comme un « prisonnier de son armée ». Il faudra la réduction par la force de l’insurrection des pieds-noirs d’Alger, en février 1960 précisément, et surtout le « putsch des généraux » d’avril 1961, pour que cette thèse passablement absurde soit abandonnée face à l’évidence d’un conflit entre un pouvoir gaulliste « décolonisateur », fût-ce à contre-cœur, et une partie des chefs de l’armée acquis aux thèses réellement fascisantes des partisans « ultras » de l’Algérie française. Il est en tous cas impossible de ne pas remarquer que la coloration partisane des gouvernements français successifs influe directement sur la vigueur des condamnations portées par le PSS. La tentative de putsch irrédentiste des généraux Challe, Zeller, Jouhaud et Salan, en avril 1961, ouvrira les yeux des socialistes : il fut désormais clair que ce n’était pas du côté de De Gaulle qu’il fallait chercher et que l’on pouvait trouver la « menace fasciste ». L’orage passé, on notera tout de même que « l’autodétermination à la De Gaulle est empreinte de néo-colonialisme ». pour reprendre les termes de l’éditorial du Peuple du 27 avril 1961, ce qui soit dit en passant concédait au Général une politique d’autodétermination que ses prédécesseurs socialistes n’avaient pas été capables de défendre ; quant au « néo-colonialisme », on le condamnait sans faire observer que le préfixe « néo » le distinguait du « colonialisme à la papa » (du paléo-colonialisme, en somme…) dont les gouvernants SFIO n’avaient pu se dépêtrer…

 

Lorsque prend fin la guerre d’Algérie, Le Peuple pousse, le 18 mars 1962, un soupir de soulagement : « ainsi prend fin une sale guerre contre laquelle la gauche française a toujours protesté, mais pas avec assez de conviction parfois » - ce qui est oublier qu’une partie de la gauche française, la SFIO, a elle-même mené, fait mener, et accepté que soit menée,cette « sale guerre », et ce qui est aussi ne pas voir que la fin de ce conflit est celle d’un ordre du monde : le vieil ordre colonial.


L'exode des pieds-noirs : le prix de la fin de la guerre ?

 

Le sens du malaise socialiste

Répétons-le : les socialistes suisses furent « piégés » par la participation de leurs camarades français aux gouvernements responsables de l’aggravation du conflit algérien, à telle enseigne que, même lorsqu’ils désapprouvaient ou condamnaient la poursuite de cette « sale guerre », ils se sentaient constamment tenus d’expliquer, voire de justifier, les actes des socialistes français, ou de tenter d’équilibrer leur « passif » algérien par quelque « actif » dans d’autres domaines. Lorsqu’à la fin mai 1957, le gouvernement Mollet est renversé, Le Peuple croit pouvoir tirer un bilan « globalement positif » de son action : certes, « les réformes indispensables aux pays d’outre-mer » n’ont pas été menées (Le Peuple du 27 mai), et en Algérie, où les socialistes suisses attendaient de la France une attitude « humaine et clémente », « le sang a trop coulé », et il faut « adopter les voies réelles de la pacification » (Le Peuple du 2 mars), mais l’adoption d’une législation sociale progressiste n’en rend pas moins positive, pour le quotidien socialiste genevois, l’action du gouvernement socialiste français.

 

Le 27 mai 1957, Humbert-Droz invite ses lecteurs à ne pas se « laisser abuser par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », afin qu’il ne soit pas « disposé du peuple dans un sens qui l’écarte encore davantage de sa libération véritable ». C’est dire que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est moins fondamental qu’instrumental, et c’est le dire justement quand tombe le gouvernement Mollet, et dans le moment de faire le bilan d’un gouvernement de gauche confronté à la réalité d’un mouvement de libération nationale et d’une guerre coloniale, et incapable à la fois de prendre la mesure de ce mouvement et de mettre fin à cette guerre. Jeanne Hersch pose le problème crûment en février 1958 : rappelant que le ministre-résidant français en Algérie, Robert Lacoste, est membre de la SFIO, elle se demande si le PSS, affilié à l’Internationale Socialiste, peut admettre qu’un parti-frère « couvre » une politique menée à coup de torture, d’exécutions sommaires et d’humiliations individuelles et collectives : « la doctrine criminelle des Français en Algérie (est-elle) celle de tous les socialistes ? », s’interroge la socialiste genevoise, qui constate que « nombreux sont les socialistes à se sentir exclus » du socialisme démocratique français, tel André Philip, qui fut effectivement exclu de la SFIO pour avoir clamé que « le socialisme, ce n’est pas cela ! ».

Persuadée elle aussi que « le socialisme, ce n’est pas cela ! », Jeanne Hersch porte le débat au niveau du mouvement socialiste international, en demandant à l’Internationale de prendre position contre le parti français ; c’est tout le problème de la solidarité socialiste qui se trouve ainsi posé : est-il (ou non) possible de condamner un parti socialiste au pouvoir, de se désolidariser de son action, sans pour autant jeter le discrédit sur le socialisme démocratique et « fournir des armes aux adversaires du socialisme » (démocratique), qu’il s’agisse de la droite ou des communistes ? A l’inverse, se taire face aux exactions de l’armée française en Algérie, et à la complicité des socialistes français dans ces exactions, n’est-ce pas s’en rendre soi-même complice, et finalement fournir précisément ces « armes » à ces adversaires ?  L’enjeu est de taille, mais le choix du mouvement socialiste international sera celui de la prudence : il ne condamnera ni ne soutiendra la politique menée (ou entérinée) par le parti français. La solution est confortable, mais peu crédible, et le parti socialiste souffrira en Suisse romande aussi de cette faiblesse. Les communistes seront prompts à « renvoyer l’Algérie » aux socialistes qui leur « envoient la Hongrie ». La gauche démocratique française, quant à elle, paiera longtemps ses compromissions algériennes ; la SFIO ne s’en remettra d’ailleurs jamais, et finira pas disparaître purement et simplement, absorbée par un nouveau Parti socialiste, à la tête duquel s’imposera paradoxalement un homme, François Mitterrand, qui prit sa part des errances algériennes de la France.  Le 18 mars 1962, Le Peuple affirmait qu’il fallait « un nouveau leader à la gauche » française, un leader qui n’ait pas « trempé dans la guerre d’Algérie ». On attendait Mendès-France, ce sera Mitterrand…

 

Il y a donc, au-delà de l’événementialité (et après que l’on se soit affranchi de ses exigences), prise de conscience de la signification du conflit algérien : « Le mouvement socialiste doit se battre pour un monde nouveau et non pas pour la protection et la conservation d’un ordre social périmé », proclame Le Peuple ; « l’exemple français nous déçoit », écrit le même quotidien socialiste ; et Humbert-Droz d’enfoncer le clou : « Guy Mollet n’a pas confiance dans sa propre mission (ralliement des forces ouvrières et démocratiques) parce qu’il ne croit pas au succès d’une tâche de renouvellement de la démocratie par le socialisme, ce qui équivaut à une capitulation ». Cette conception des « erreurs » socialistes fait trop large place à l’hypothèse d’une « trahison des chefs » pour suffire à l’analyse de ces erreurs, mais il pouvait être tentant (même, ou surtout ? pour un ancien secrétaire du Comintern…) de rejeter sur un homme et le courant qu’il personnifie la responsabilité des fautes commises par « son » parti et « son » gouvernement. Pourtant, Guy Mollet ne représentait pas la droite social-démocrate, mais était issu d’une gauche socialiste fortement teintée de marxisme, et acquise à l’unité d’action avec les communistes. Le « molletisme », c’était une forme modernisée de « guesdisme » : comme Jules Guesde, Guy Mollet venait de la gauche pour finir dans le social-patriotisme. Le parcours de son gouvernement aura au moins démontré que le chemin de la théorie à la pratique est bien long. Le PSS donne d’ailleurs dans les années cinquante l’impression d’avoir bien compris cette difficulté, sans pour autant la surmonter. Le compromis devenant un réflexe, la théorie s’efface et le programme se réduit au strict minimum indispensable à tout parti politique. Le débat international apparaît dès lors comme le dernier refuge des partisans et des acteurs d’une réflexion théorique qui a déserté le terrain national et ne porte plus guère que sur les grands principes de la solidarité internationale. La guerre d’Algérie pourrait bien être le moment de la première manifestation sérieuse de ce tiers-mondisme compensatoire qui va s’emparer de la « gauche de la gauche » européenne à la fin des années soixante et pendant toutes les années septante.

 

La paille et la poutre : de la critique socialiste des gouvernements de coalition

A parcourir Le Peuple, La Sentinelle ou Le Travail des années de la guerre d’Algérie, on a la surprise de lire, sous la plume de responsables socialistes suisses, une critique explicite de la participation de socialistes français à des gouvernements de coalition avec la droite, alors que la pratique de la coalition gouvernementale et dela participation minoritaire à des gouvernements majoritairement de droite est une caractéristique de la stratégie du PSS depuis 1943 (et des PS cantonaux depuis le début du siècle). Toujours est-il que la presse socialiste romande se révèle très sensible aux difficultés rencontrées par les dirigeants de la SFIO pour concilier le programme de leur parti et la politique suivie par le gouvernement auquel ils participent. Le Peuple regrette, le 24 avril 1958, que le gouvernement Mollet ne puisse (ou ne veuille ?) appliquer un programme de gauche en Algérie :

ü      Encore une fois, un gouvernement centre-gauche doit s’appuyer sur une droite nationaliste pour obtenir la coalition parlementaire. Cette politique inaugurée par Mollet fait de la gauche une prisonnière de la droite. Elle n’a jamais pu faire une politique de gauche, même en Algérie.(…). La grande erreur de la SFIO est de parler de paix en laissant les mains libres aux colonialistes pour faire la guerre (…). La SFIO et le socialisme ont ainsi endossé des responsabilités qui ne sont les siennes.

N’accablons pas Mollet : il ne fut pas l’ « inventeur » de la stratégie de coalition avec la droite (les socialistes suisses qui la lui reprochent la pratiquent alors depuis quinze ans au plan fédéral…), s’il en fut un praticien malheureux et malhabile. Au-delà de l’illustration donnée de la métaphore de la paille et de la poutre,  par la critique socialiste suisse des stratégies des socialistes français, c’est la question des fins et des moyens qui est ici posée (sans qu’il y soit clairement répondu) : peut-on admettre d’un gouvernement dirigé par des socialistes qu’il mène une politique inacceptable, fondamentalement contraire aux principes et au programme du parti, sous prétexte qu’elle peut aboutir à une solution et qu’elle permet des « avancées » dans d’autres domaines ? Peut-.on, surtout, admettre que des socialistes cautionnent, pour pouvoir continuer à disposer des moyens d’action que donne la participation au pouvoir d’Etat,  de gravissimes violations des principes fondamentaux qui sont supposés être les leurs : les droits de l’Homme, la démocratie, les libertés politiques, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tous bafoués en Algérie ? Enfin, jusqu’à quel point le respect des règles du jeu politique institutionnel (notamment parlementaire) est-il compatible avec la gestion d’une situation de crise ? De Gaulle, en tous cas, n’hésitera pas à prendre quelques libertés avec le fonctionnement « normal » des institutions démocratiques, ni à plier celles-ci (avec l’aval populaire) à sa convenance, pour résoudre, dans le tumulte et la douleur, cette même question algérienne à laquelle la SFIO ne sut donner aucune réponse, pas même celle de son propre programme… Quoi qu’il en soit, les difficultés, les hésitations, les contradictions et parfois les reniements du gouvernement Mollet à propos de l’Algérie laissèrent un goût amer, et un souvenir cuisant, aux socialistes, y compris (ou surtout) à ceux qui voyaient dans ce gouvernement une chance de prouver la crédibilité politique du programme de la SFIO et l’efficacité d’un gouvernement de coalition avec la droite démocratique.

 

La « Nouvelle gauche », accouchée par la Guerre d’Algérie

L’attitude du PSS face à la guerre d’Algérie ne se caractérise ni par la constance, ni par la certitude. Les grands principes étaient certes posés par le programme du parti et celui de l’Internationale, mais le premier réflexe du parti socialiste suisse n’est pas forcément de se référer à son programme, et moins encore à celui du mouvement international. Toutefois, la structure (fort lâche) du PSS et ses habitudes de fonctionnement rendent possible la remise en question de ses pesanteurs : cette remise en question, gage de la réalité d’un fonctionnement démocratique, se fit donc à propos de la question algérienne, mais en réponse à l’événement bien plus que par une analyse de sa signification profonde. Les revirement politiques lisibles dans les commentaires de la presse socialiste romande témoignent non seulement de la capacité des socialistes de se remettre en question, mais aussi de l’incertitude en laquelle ils se meuvent.


La Tricontinentale : l'espoir révolutionnaire est au sud

L’événement, ici, a dicté les choix politiques. Cela n’enlève rien à la valeur de l’engagement de centaines de militants de gauche contre la guerre d’Algérie et pour le droit des Algériens à l’indépendance, mais cela nuance considérablement le rôle du parti : ce sont d’abord et surtout des individus qui se sont mobilisés, non des organisations. De nombreux militants de la cause algérienne n’étaient d’ailleurs membres d’aucune organisation politique. Néanmoins, le mouvement socialiste suisse a pu à la faveur du conflit algérien, et à son propos, développer une attitude originale, autonome, progressivement libérée du « suivisme » qui lui est habituel à l’égard des mouvements de ses deux grands voisins, l’Allemagne et la France, pour tout ce qui concerne les enjeux internationaux. Cette attitude fut-elle une ligne politique ? De nombreux militants, en tous cas, dont certains occupèrent ensuite des postes « à responsabilités » au sein du PSS, de l’USS et de l’appareil d’Etat, furent amenés à la lutte anticoloniale, voire à la lutte politique elle-même, au sens le plus large du terme, par la guerre d’Algérie. De fait, la gauche helvétique (comme d’ailleurs la gauche française) vit encore sur cet héritage : le « tiers-mondisme » théorique, dominant dès les années septante, ses programmes et ses analyses internationales, est aussi le fruit de l’engagement solidaire, aux côtés des Algériens, entre 1954 et 1962, de nombre de ses cadres.


 

Documents diplomatiques suisses sur la Guerre d’Algérie

(source : Archives diplomatiques suisses )

 

A. Rapport du Consulat de Suisse à Alger à propos des manifestations de Sétif et de leur répression

 

B. Conversation avec Krim Belkacem  (Note d'un diplomate suisse au chef du Département politique fédéral -ministre des Affaires étrangères-,  le 31 mai 1961)

 

C. Politique d'accueil des réfugiés algériens en Suisse ( Note confidentielle de Raymond Probst, chef de la section "ouest" de la Division des Affaires politiques du Département politique fédéral suisse, du 31 octobre 1961)

 

D. La contribution suisse à la préparation de la négociation entre la France et le gouvernement provisoire de la République algérienne (Evian)

 

 

A. "EMEUTES INDIGÈNES EN KABYLIE ALGÉRIENNE"

Rapport du Consulat de Suisse en Algérie du 12 juin 1945, à propos des manifestations de Sétif et de leur répression).

 

CONSULAT DE SUISSE EN ALGÉRIE

17, rue Charras

Alger

 

A la Division des Affaires Etrangères du Département Politique fédéral

Berne

(document enregistré par la DPF le 2 juillet 1945)

 

Alger, le 12 juin 1945

 

Emeutes indigènes en Kabylie algérienne

 

Monsieur le Ministre,

 

En vous confirmant mon rapport du 15 mai, j'ai l'honneur de vous remettre ci-joint :

 

1°) une coupure de "L'Echo d'Alger" du 19 mai, relatant les événements insurrectionnels algériens du 8 mai et publiant le bilan des émeutes;

2°) une coupure de l'hebdomadaire "La Marseillaise" reproduisant un article "L'Algérie blessée" de François Quilici, sur l'état d'esprit des indigènes avant ce soulèvement partiel;

3°) trois coupures de "Les Dernières Nouvelles" d'Alger des 1er, 5 et 6 juin, publiant des articles de Paul Gaudibert, intitulés "Historique de l'insurrection".

 

Ces articles établissent, et il est désormais de notoriété publique, que le mouvement sanglant dont il s'agit avait un caractère nettement politique tendant à l'indépendance complète de l'Algérie et au refoulement des Français au-delà de la Méditerranée. Deux importants groupements, entre autres, aspiraient à ce but : les "Amis du Manifeste", conduits par Ferhat Abbas, Délégué financier et Conseiller Général de Sétif (qui, dit-on, fréquenta naguère M. Murphy), et le Parti populaire algérien, créé par Messali, interné depuis plusieurs années et transféré récemment en A.E.F.

 

Quelles furent les causes de ce soulèvement raté ? Il faut les attribuer tout d'abord aux conditions de vie pitoyables des masses indigènes, puis à l'insuffisance de développement éducatif et social de ces populations, à leur ravitaillement par trop mal organisé et par trop précaire, comme aussi, -il faut le souligner- à la paresse et à l'indolence traditionnelles de la majorité des autochtones, qui ne font rien pour contribuer à l'amélioration de leur sort et qui ne sont nullement murs, ni capables d'assurer la vie et l'indépendance de leur pays; enfin, le panarabisme du Caire et la politique anti-française des dirigeants musulmans de Syrie et du Liban ne les laissent pas insensibles, au contraire.

 

Influencés par toutes ces raisons, les meneurs crurent pouvoir profiter de la première journée des réjouissances populaires, qui ont suivi partout l'annonce de la fin de la guerre, pour déclencher leur coup de force en Kabylie des Babors, dans le Département de Constantine. Il fut horriblement sanglant, les émeutiers tuèrent et saccagèrent d'atroce façon, mais la répression fut à la fois rapide, violente et très étendue. Le communiqué officiel indique que, du côté franco-européen, 67 morts et 47 blessés constituèrent le bilan de cette tragique journée; il tait volontairement les graves résultats de la répression policière et militaire. La rumeur publique affirme avec persistance que les chiffres officiels sont sensiblement inférieurs à ceux de la réalité, et prétend aussi avec non moins de persistance que les interventions de la police, de l'armée, de l'aviation et même de la marine de guerre massacrèrent des milliers d'indigènes et rasèrent plus ou moins complètement plusieurs agglomérations kabyles.

 

Les émeutes, on le sait, furent rapidement étouffées. Depuis lors, les mesures puissantes de sécurité militaire se sont multipliées. Le calme règne à nouveau. Mais, parmi les Européens, l'inquiétude persiste et réduit considérablement les déplacements à l'intérieur; le tourisme et les villégiatures en montagne sont, pour l'été prochain, sérieusement compromis.

 

L'extrême sévérité de la répression permet d'envisager que de nouveaux troubles de même nature ne sont pas imminents. Mais il n'en est pas moins vrai que le soulèvement des indigènes et la lutte pour l'indépendance de l'Algérie restent à l'état latent. Un nouveau fossé sépare désormais Arabo-Kabyles et Français...

 

Depuis la Conférence de presse du Général de Gaulle, accusant nettement la Grande-Bretagne d'avoir contrecarré les plans français en Syrie et au Liban et d'avoir même fomenté là-bas l'action anti-française de ces derniers temps, les Français d'ici -et surtout ceux, qui, nombreux encore, sont restée secrètement fidèles à Pétain et qui, depuis la défaite de 1940, ne portent pas le Britannique dans leur coeur- ne cachent pas leurs ressentiments envers la "perfide Albion".

 

Au moment du débarquement du 8 novembre 1942, les Anglais furent accueillis en Algérie avec beaucoup de réserve, pour ne pas dire plus, tandis que les Américains gagnèrent assez rapidement le cœur des masses. Puis, l'inconduite de trop nombreux Yankees leur a valu une progressive indifférence qui frise l'antipathie -accentuée d'ailleurs par les succès bien orchestrés des troupes françaises sur les théâtres d'opérations.

Pendant ce temps, les froids, flegmatiques et suffisants Britanniques, mais combien plus gentlemen et consciencieux que leurs cousins d'Amérique, surent supplanter ces derniers et provoquer à leur profit les sympathies des populations tant françaises qu'arabes de l'Afrique du Nord.

 

Aujourd'hui, ces sympathies s'effritent à leur tour, sans retourner aux Américains. Mais, il est aussi juste de relever que les Anglais restés ici accentuent désormais leur réserve et même, parfois, leur mépris à l'égard de leurs alliés français. Ca se sens et ça s'entend trop souvent...

 

La guerre est terminée en Europe. Les appétits de certains vainqueurs se multiplient. L'entente interalliée est soumise à de rudes épreuves. Les peuples "protégés" veulent ou voudront aussi la libération. Et la paix reste à faire, partout. Que nous réserve cette oeuvre de titans !

 

La colonie suisse (plus de 2000 membres) n'a, en général, pas eu à souffrir des émeutes kabyles. Mais, les familles isolées dans l'intérieur, et notamment plusieurs dizaines de colons helvètes, ont vécu, à ce moment-là, dans l'inquiétude, voire même dans l'angoisse. Les importantes mesures de sécurité appliquées depuis lors sont de nature à leur redonner quelque peu confiance, mais, comme les colons français, ils ont toutes les raisons de se plaindre de la tenace et violente excitation dûment tolérée de la presse communiste contre eux.

 

A titre documentaire, je reproduis ci-après quelques passages d'une lettre que j'ai reçue récemment de M. Gustave de Pourtalès, s/directeur de la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif, stationné au village d'El-Ouricia, près de cette dernière ville :

 

... « Si je suis encore de ce monde, je puis vous dire que c'est par une véritable protection divine qui a retenu tous les fusils qui ont été braqués sur moi.

Nous nous sommes vus, ma femme, ma fille et moi, dans la situation où seule une grâce divine peut nous sauver et où l'on ne peut plus rien attendre ni de soi-même ni d'un calcul humain.

Le village a été cerné, envahi, nous avons été tenus en joue pendant près de deux heures, sans savoir pourquoi l'ordre de faire feu n'a pas été donné.

L'Abbé Navarro, aumônier de la garnison de Sétif, blessé à coup de feu, achevé à coups de sabre et de bâtons, a été tué à peu de distance de nous, et nous avons bien cru que le coup de feu qui l'a blessé était le signal de massacre général. Il s'est produit au contraire un repli momentané, mais de courte durée. Les indigènes reprirent leurs positions d'attaque, jusqu'au moment où, avertis de l'approche d'autos mitrailleuses, ils s'enfuirent dans les montagnes.

Depuis lors, nous sommes encore sur un volcan mal éteint, et ce n'est que depuis deux ou trois jours que les travaux de campagne ont pu être repris. Mais la résistance persiste encore dans certains secteurs montagneux. Ces événements ont complètement désorganisé notre vie et j'ai dans mon bureau le poste de commandement de la garnison locale, nous logeons les chefs, et je suis appelé à tout bout de champ à donner des renseignements, faire le secrétaire, etc. etc. »

 

Vous apprécierez s'il y a lieu de donner connaissance confidentiellement et verbalement à M. Francis Audéoud, Président de la Compagnie susvisée, à Genève, 5 rue Petitot (T. 4.72.66) de ce qui précède.

 

L'acheminement direct de la correspondance postale sur Paris n'étant pas assuré de toute indiscrétion, je m'abstient d'envoyer une copie de la présente à la Légation de Suisse en France, vous laissant le soin de le faire si ces informations sont de nature à retenir votre intérêt et celui de notre représentation diplomatique.

 

Il va sans dire que chaque fois que nous en serons sollicités, nous interviendrons le plus utilement possible pour assurer la protection vitale de compatriotes se disant menacés; dans certains cas, nous intercéderons de nous-mêmes -nous l'avons déjà fait au profit de deux femmes missionnaires perdues dans le bled- si les circonstances nous y incitent.

 

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma haute considération.

 

Le Consul de Suisse

(signature manuscrite : Y. ou J. Arber ?)

 

 

B. CONVERSATION AVEC KRIM BELKACEM

(Note d'un diplomate suisse* au ministre des Affaires étrangères, le 31 mai 1961)

 

* signature manuscrite : L.E.Bucher (?)

 

A Monsieur le Chef du Département

(Copie à M. Wahlen, Président de la Confédération, 5.6.61)

 

Le 31 mai 1961

 

Conversation avec Krim Belkacem

 

Le vendredi 26 mai 1961, jour de mon départ définitif de Genève, je me suis rendu au Bois-d'Avault pour prendre congé de Boulahrouf. Je fus reçu par Krim Belkacem pour une conversation d'environ une heure.

 

Celui-ci remercie d'abord pour tout ce que nous avions fait et me prie de vous transmettre, ainsi qu'au Conseil fédéral, ses remerciements les plus sincères et chaleureux. Il m'assure que la nouvelle Algérie n'oubliera jamais le rôle que la Suisse a joué pour rendre la conférence d'Evian possible. "Dans l'histoire de l'Algérie, la Suisse sera toujours mentionnée à la première place". Il est très satisfait de tous les arrangements qui ont été faits pour loger la délégation du GPRA et pour faciliter son travail. Il est même content du système video-duplex pour ses conférences de presse.

 

K.B. m'assure en outre que le monde africain et arabe -il précise "surtout africain, car il nous est plus proche que l'arabe" (K.B. est Kabyle)- se rend parfaitement compte du rôle décisif joué par la Suisse pour établir la paix en Algérie, qu'il lui en saura gré et qu'il ne l'oubliera pas. Il me promet qu'il se fera l'avocat de la Suisse chaque fois que nous le désirerions (comme dernièrement auprès de Sekou-Touré).

 

Quant à la négociation avec la France, elle n'avance pas vite mais les premières réunions ont été très utiles parce qu'elles ont permis de créer une atmosphère de dégel. Personnellement, K.B. est heureux de s'apercevoir qu'il a en M. Joxe un interlocuteur honnête et de bonne et dont K.B. sait maintenant "qu'il croit lui-même en ce qu'il dit".

 

K.B. est persuadé que la Conférence aboutira au résultat désiré bien qu'elle sera longue, laborieuse et peut-être même interrompue à plusieurs reprises. Malgré sept années de guerre, il considère la France comme la nation la plus proche au coeur des Algériens, "car nous ne sommes pas rancuniers et prêts à conclure dans tous les secteurs des accords de coopération avec Paris, mais seulement lorsque nous serons indépendants".

En parlant des Français d'Algérie, il dit qu'ils auront les mêmes droits que les Algériens arabes s'ils se décident pour la nationalité algérienne. S'ils veulent rester Français, "nous les accepterons comme bons amis car le peuple algérien, malgré tout, aime les Français".

 

Pour terminer, K.B. me dit qu'il espérait voir le Ministre Long le plus longtemps possible "pour lui demander conseil et pour profiter encore dans tous les secteurs de l'aide que la Suisse a bien voulu accorder au GPRA".

 

 

C. POLITIQUE D'ACCUEIL DES RÉFUGIÉS ALGÉRIENS EN SUISSE

 

Note confidentielle de Raymond Probst, chef de la section "ouest" de la Division des Affaires politiques du Département politique fédéral suisse (ministère des Affaires étrangères), du 31 octobre 1961

 

p.B.41.21.Alger.O. PO/TD/bk

Berne, le 31 octobre 1961

 

Confidentielle

Note de dossier

 

Politique d'accueil des réfugiés algériens en Suisse

 

A la demande du Service de police du Ministère public fédéral et de la Division de police, les personnes suivantes se sont rencontrées au bureau du soussigné pour décider de quelle façon traiter les Algériens se trouvant en Suisse :

 

M. Henri Tzaut, vice-directeur, FREPOL

M. André Amstein, adjoint Ia, BUPO

M. J. Göttler, collaborateur technique II, BUPO

M. Hans Mumenthaler, chef de section II, assistance des étrangers, Division de police

M. Frédéric Guéra, adjoint II, dito

M. André Tripet, de la section "Ouest"

 

Les différentes divisions du Département fédéral de justice et police posèrent d'abord la question de principe quant au renvoi de Suisse du plus grand nombre possible d'Algériens. Notre réponse fut que le moment ne paraissait pas opportun pour mettre ce projet à exécution. La situation en France et surtout en Algérie est très incertaine actuellement. On a toutefois l'impression que l'on s'approche assez rapidement d'une solution, qu'elle soit pacifique ou non. Il faut tenir compte aujourd'hui en Algérie, dans l'intérêt de notre colonie (850 Suisses et 1200 double-nationaux environ) et des biens suisses très importantes, de trois éléments :

 

1) l'élément officiel

2) l'élément O.A.S.

3) l'élément musulman

 

En ce qui concerne particulièrement le facteur musulman, notre rôle dans les négociations d'Evian et de Lugrin nous a acquis auprès des responsables du GPRA beaucoup de bonne volonté. Nous croyons pouvoir compter sur leur désir sincère d'épargner la colonie suisse en cas de troubles graves. Reste à savoir s'ils seront en mesure, dans l'éventualité d'un soulèvement massif de la population, de contrôler celui-ci. Il irait à l'encontre de nos intérêts bien compris d'amoindrir maintenant cette bonne volonté évidente par une politique de coups d'épingles en expulsant sans véritable nécessité certains Algériens qui ont trouvé refuge chez nous.

 

Les représentants des services de police, bien que soulignant les questions difficiles qu'ils ont à résoudre, se rangent en principe à cet avis. Une distinction sera faite néanmoins entre les éléments asociaux et les réfugiés politiques.

 

Pour les premiers, un renvoi peut se justifier. Au besoin, il conviendrait d'expliquer cette pratique aux émissaires du GPRA par le fait que des éléments asociaux existent partout et qu'on ne peut pas demander à la Suisse de tolérer sur son territoire ceux d'origine étrangère.

 

Une plus grande réserve s'impose à l'égard des réfugiés politiques qui ne devraient pas être livrés à leur sort, par exemple en les renvoyant en France comme cela s'est produit dans des cas isolés.

 

Rien ne s'oppose cependant à ce que nos autorités compétentes utilisent les moyens existants -soit la voie par les ambassades de Tunisie et du Maroc ainsi que l'Oeuvre suisse d'entraide ouvrière, qui achemine les Algériens vers l'Allemagne où une prise de contact avec le Bureau FLN à Bonn est possible -afin de faire partir de Suisse les éléments algériens peu intéressants. Ceux-ci deviennent en effet une charge croissante. Sur les 500 Algériens résidant actuellement en Suisse, on compte 150 étudiants qui ne sont d'ailleurs aucune empêchés de poursuivre tranquillement leurs études chez nous pour autant qu'ils s'abstiennent de toute activité politique.

 

Quant à la question d'un afflux d'Algériens de France -comme cela s'est passé il y a une dizaine de jours- à la suite d'une tension politique éventuelle dans ce pays, les précautions nécessaires pour l'accueil et l'hébergement ont déjà été prises à toutes fins utiles par la Division de police. Pour l'instant, il ne paraît pas que le problème va devenir aigu.

Si le Département politique recevait cependant des indications à ce propos, il se mettrait immédiatement en rapport avec les services intéressés de l'Administration fédérale pour fixer d'un commun accord les mesures nécessaires dans le sens de la décision prise la semaine dernière par le Conseil fédéral.

 

 

D. LA CONTRIBUTION SUISSE À LA PRÉPARATION DE LA NÉGOCIATION ENTRE LA FRANCE ET LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE DE LA RÉPUBLIQUE ALGÉRIENNE

Des premiers sondages à la Conférence d'Evian (novembre 1960 - 20 mai 1961)

Rapport d'Olivier Long

 

I. Prélude

II. Les Préliminaires

III. Bon début à Lucerne

IV. Impasse à Neuchâtel

V. La relance des pourparlers secrets

VI. Accrochage sur le MNA

VII. Le Putsch d'Alger

VIII. Vers la Rencontre d'Evian

Conclusion

 

Annexe 1 : Note de M. Bucher sur les journées du 22 mars au 4 avril 1961

Annexe 2 : Note de M. Bucher sur quelques faits concernant les contacts franco-algériens (29/30 mars 1961) (secret)

 

I. PRÉLUDE

Au milieu du mois de novembre 1960, un avocat de Genève, avec qui j'avais fait, pendant la dernière guerre mondiale, du secours aux populations civiles sous les auspices de la Croix Rouge internationale, me parle de conversation sur la guerre d'Algérie qu'il a eues avec l'un de ses confrères, Me Nicolet.  Figure bien connue du barreau genevois, celui-ci est lié d'amitié depuis de nombreuses années, avec un homme influent du FLN. Depuis l'échec de la rencontre de Melun, le 25 juin 1960, ce dernier a entretenu plusieurs fois Nicolet du désir des dirigeants algériens, notamment du Président du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), Fehrat Abbas, de renouer le dialogue avec la France en vue de rechercher une solution pacifique du conflit algérien.

 

Au cours d'un déjeuner avec ces 2 avocats genevois, le 25 novembre 1960, Nicolet me précise que son ami, Taïeb Boulharouf, qui est représentant du GPRA à Rome, et les dirigeants algériens, après avoir beaucoup réfléchi aux diverses éventualités, se demandent si des contacts en Suisse ne pourraient pas être utiles. Boulharouf aimerait rencontrer un Suisse touchant aux milieux officiels pour lui exposer les vues du GPRA sur la question.

Nicolet se porte garant du sérieux de son ami en qui il voit un homme nanti de la pleine confiance des dirigeants algériens.

 

Le 28 novembre, le Chef du Département politique fédéral, M. le Conseiller fédéral M. Petitpierre, à qui je rapporte l'essentiel de cette conversation, ne voit pas d'inconvénients à ce que je rencontre Boulharouf, à titre personnel.

 

Le 16 décembre, j'informe le Chef du DPF que je verrai cet Algérien, en compagnie de Nicolet, dans un lieu privé, le 23 décembre 1960. Je me contenterai, lors de cette première rencontre, de l'écouter. Si l'affaire paraît sérieuse et l'homme digne de confiance, il me serait possible, grâce à des relations amicales de très longue date, de prendre contact à Paris, sur le plan personnel aussi, avec M. Louis Joxe qui, de par ses fonctions de Ministre d'Etat, chargé des Affaires Algériennes directement sous l'autorité du Président de la République, serait l'homme le plus qualifié en France pour être mis au courant de la chose.

 

Le 23 décembre, rencontre avec Boulharouf, en présence de Nicolet et de l'autre avocat genevois déjà mentionné, autour d'une tassé de thé.

 

Pendant près de deux heures, Boulharouf expose le but de sa visite et la façon de voir de ses dirigeants. Malgré l'échec de Melun, ceux-ci considèrent que la seule façon de mettre fin, dans des conditions raisonnables, au conflit algérien, est d'entamer des conversations directes avec les autorités françaises. Toutefois, afin d'éviter un nouvel échec qui aurait des conséquences désastreuses et irrémédiables, il importe de s'assurer du maximum de précautions et de s'assurer, dans le secret le plus absolu, que des chances raisonnables de succès existent, avant de se lancer dans une rencontre officielle et publique. Les dirigeants algériens sont pressés, non qu'ils redoutent de ne pouvoir tenir contre les forces françaises en Algérie, mais parce qu'ils sentent que plus le temps passe, plus ils risquent d'être débordés par leur aile anti-occidentale d'inspiration nassérienne ou chinoise. Ceux qui contrôlent en ce moment la rébellion savent que l'avenir d'une Algérie indépendante serait beaucoup mieux assuré par une collaboration avec la France et dans le cadre occidental, que si l'Algérie était amenée par la force des choses à recourir à l'aide qui lui est offerte du Caire ou de Pékin.

 

Dans cette perspective, les dirigeants algériens voudraient renouer le dialogue avec la France, mais un dialogue ouvert, sans préalables et sans les conditions limitatives de leur liberté d'expression et de mouvement qui les avaient contraints de quitter Melun.

 

Boulharouf est chargé de cette mission d'exploration par Ferhat Abbas. Celui-ci serait prêt à venir en Suisse pour y rencontrer une personnalité à qui il exposerait, avec toute l'autorité que lui confère sa situation, ce que Boulharouf vient de dire. L'espoir des Algériens est que cette personnalité suisse pourrait communiquer aux autorités françaises les vues de Ferhat Abbas et rapporter à ce dernier la réaction de Paris. En se servant ainsi d'un « tamis » suisse, le terrain devrait être déminé jusqu'au moment où l'on verrait su les bases d'une discussion fructueuse existent, qui mettrait directement en contact Français et Algériens.

 

L'objectif de ces derniers est d'arriver à une rencontre officielle et publique, en territoire neutre si possible, au cours de laquelle, pour commencer, on aborderait de part et d'autre, sans préalables et sans ordre du jour, tous les points, qu'ils soient politiques ou militaires, qui opposent les deux parties.

 

Ma première question est : Pourquoi la Suisse ? Boulharouf répond que l'indépendance totale de notre politique, les efforts que nous avons toujours faits pour promouvoir la paix et contribuant à arrêter les conflits ou à en adoucir les rigueurs, la réputation d'intégrité et de discrétion de la Suisse, l'ont imposée aux dirigeants algériens comme le seul pays pouvant intervenir avec quelque chance de succès. Les alliés de la France n'entrent pas en ligne de compte. L'Italie a une politique africaine, la Belgique l'hypothèque du Congo, la Hollande un passé colonial pas encore liquidé. On ne saurait penser aux Etats-Unis ou à l'Allemagne et moins encore aux pays de l'Est.

 

Je réponds à Boulharouf qu'il me faut réfléchir un peu à tout ce qu'il m'a dit. A supposer que je puisse faire quelque chose, ce ne devrait  être pour commencer, qu'à titre personnel auprès d'un interlocuteur de mon choix à Paris. Je lui demande si, au cas où je verrais la possibilité d'une telle initiative, il m'autorise à mentionner son nom et le fait qu'il agit sur instruction de Ferhat Abbas. Sa réponse est affirmative sur ces deux points.

 

Enfin, pour m'assurer qu'il ne s'agit pas d'une manœuvre, je lui demande s'il pense comme moi qu'il est inutile que je prenne un contact à Paris avant que soit connu le résultat du référendum sur la question algérienne prévu en France pour le 8 janvier 1961. Boulharouf se déclare d'accord là-dessus et nous convenons de nous revoir ultérieurement.

 

Le 9 janvier 1961, ayant constaté que le résultat du référendum est interprété en France et dans le monde, de façon presque unanime, comme un mandat donné au Général de Gaulle de négocier avec les dirigeants de la rébellion algérienne, le Chef du DPF m'autorise à me rendre à Paris dans les conditions envisagées lors de l'entretien qu'il m'avait accordé le 16 décembre, c'est-à-dire pour avoir une conversation de caractère strictement personnel avec mon ami Joxe.

 

II. LES PRELIMINAIRES

Le 10 janvier, dans une maison privée, Joxe écoute, avec un intérêt manifeste, le récit de ma conversation avec Boulharouf. Après lui avoir livré, à l'état brut, l'essentiel des déclarations de ce dernier, j'ajoute qu'il donne l'impression d'une homme sérieux, intelligent et pondéré, très sûr de ses arrières, et prêt à s'effacer, le moment venu, pour laisser la place à Ferhat Abbas lui-même.

 

Joxe a chaque jour un grand nombre d'offres de personnes qui se disent en mesure de le mettre en contact avec les dirigeants algériens. Dans la plupart des cas, il ne reçoit pas ces mandataires bénévoles, quant aux autres, il les écoute sans plus. En revanche, ce que j'apporte lui semble très intéressant et important. Les Algériens ne passeraient pas par la Suisse si leurs intentions n'étaient pas honnêtes. Ils ne pourraient pas essayer d'attirer la France dans un piège par l'intermédiaire des autorités suisses. Le fait qu'ils aient cherché notre caution morale est, aux yeux de Joxe, la preuve qu'ils sont sérieux. Les relations amicales et confiantes que j'entretiens avec lui depuis quelque 25 ans, me dispensent d'insister sur le fait que si je ne considérais pas Boulharouf comme un interlocuteur valable et ses intentions comme recouvrant une volonté réfléchie de relancer la négociation, je ne serais pas venu lui en parler.

 

Joxe ajoute que toutes les tentatives de contact faites précédemment ont échoué par manque de discrétion. Il connaît la tradition suisse à cet égard et y voit une raison de plus de donner suite à l'offre de Boulharouf.

 

Joxe se propose de rapporter notre conversation au Général de Gaulle et me donnera la réponse de ce dernier dans la soirée.

 

A 20 heures, le même jour, Joxe rapporte l'accord du Général qui lui a répondu : "Dites à M. Long qu'il peut continuer".

 

En me rendant à Paris, j'étais loin d'imaginer y trouver une réaction aussi immédiatement positive, sachant surtout combien le chef du pays est sourcilleux pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à une immixtion étrangère dans les affaires nationales. En repartant, je me rendais compte à quel point les autorités françaises se trouvaient sans moyens de contact sûr avec les dirigeants algériens et combien la proposition que j'apportais, deux jours après le mandat de négocier donné par le référendum, venait à propos. Elle constituait la seule ouverture sérieuse offrant des chances raisonnables d'arriver à cette négociation.

 

Le 17 janvier, le Chef du DPF à qui je rapporte le résultat de mon entretien avec Joxe, constate qu'il est important de hâter les choses et, par conséquent, d'éviter une navette prolongée. Mieux vaut s'efforcer de mettre en contact dès que possible les deux parties au cours d'une rencontre secrète et d'éviter de se perdre dans des questions et réponses qui -même transmises avec le maximum d'exactitude- présentent de grands risques de malentendus dont l'intermédiaire suisse porterait finalement la responsabilité.

 

Le 19 janvier, Boulharouf qui est revenu me voir à Genève, prend note, avec une satisfaction évidente, de la réaction positive de Paris. Comme j'en avais été autorisé à Paris, je lui dit que j'ai parlé avec Joxe, et que c'est le Général de Gaulle qui a pris la décision de poursuivre cette affaire. Boulharouf ira rendre compte de ce premier résultat à ses dirigeants et, afin de gagner du temps, nous nous mettons d'accord sur les points à élucider de façon à hâter le déroulement des opérations. Où une première rencontre entre Français et Algériens pourrait-elle avoir lieu, en France ou en territoire neutre ? A quel échelon ? Rencontre secrète ou publique ? Dans ce dernier cas, à l'initiative de qui? : d'une des deux parties, des deux, ou de celle d'un tiers ? A quelle date ?

 

Boulharouf songe toujours à la formule du « tamis » suisse, c'est-à-dire de la personnalité suisse qui verrait Ferhat Abbas et transmettrait propositions et réponses de part et d'autre jusqu'à ce que les bases d'une négociation utile aient été définies et précisées. Je relève que cette méthode me paraît dangereuse, étant donné les délais qu'elle entraînerait fatalement avant que les deux parties puissent se rencontrer. Plus ces délais seront longs, plus grands seront les dangers d'indiscrétion qui risqueraient de faire échouer l'opération avant qu'elle ne commence. Boulharouf m'avait répété que, de son côté, on ne voulait pas perdre du temps. A Paris, Joxe n'avait pas caché qu'à la suite du résultat du référendum du 8 janvier, il était devenu urgent d'entreprendre quelque chose et de profiter du climat psychologique favorable à l'ouverture de négociations.

 

Boulharouf me fera savoir la réaction de ses dirigeants à la suite de la réponse française, puis je me rendrai de nouveau à Paris pour continuer.

 

Le 23 janvier, Boulharouf m'ayant demandé au nom du GPRA de poursuivre l'opération, je rencontre Joxe à Paris dans les mêmes conditions que la première fois. Après avoir entendu que les dirigeants algériens sont satisfaits de la réaction positive de la France et désirent déboucher sur des pourparlers avec la France, Joxe va consulter son chef puis me rapporte sa réponse. Le Général de Gaulle me demande de proposer aux Algériens une première « conversation officieuse entre personnes qualifiées sur tous les aspects du problème et permettant une étude approfondie de tous les sujets ». Ceci signifie que la conversation ne portera pas seulement sur les conditions d'un cessez-le-feu, donc sur les questions militaires, mais aussi sur les problèmes politiques de la mise en oeuvre de l'autodétermination de l'Algérie.

 

Joxe ajoute que le Général me charge de transmettre au Chef du DPF ses remerciements pour l'action entreprise par la Suisse et de lui faire part de son intention de lui adresser ultérieurement une lettre dans ce sens.

 

Joxe ajoute encore qu'il rencontre de grandes difficultés à cause d'interférences provenant de personnages qui s'efforcent de s'insérer dans le circuit et de troubler notre opération. Des indiscrétions ont-elles été commises ? Certaines personnes se doutent-elles que quelque chose se passe et tentent-elles de prendre des initiatives ? Le fait est que des émissaires de promènent entre Paris, Tunis et Genève, essayant d'établir des contacts avec Joxe et ses services, se déclarant mandatés par l'une ou l'autre partie, offrant leurs services de part et d'autre. Le journaliste suisse Favrod est très actif à cet égard. Il a essayé de voir Joxe en déclarant qu'il est chargé d'une mission secrète par les dirigeants algériens. Un émissaire du SDEC, le service des renseignements du Premier Ministre français, dit avoir vu à Genève Ahmed Francis, ministre des affaires économiques du GPRA, qui l'aurait reçu et autorisé à faire état à Paris de ce contact. Le résultat de tout ce « grenouillage » est qu'à Paris l'on se demande si la voie ouverte par mon intermédiaire est la bonne et ce que valent les autres. Joxe n'a pas de doutes à cet égard. Il répète qu'il a une confiance totale dans les autorités suisses et que je présente pour lui des garanties suffisantes pour le déterminer à continuer avec le plein accord du Général de Gaulle. Celui-ci a toutefois mis son Premier Ministre, M. Michel Debré, au courant de cette affaire tout en lui demandant de mettre fin aux activités intempestives de certains de ses services.

 

Joxe m'autorise à indiquer aux Algériens que l'homme de confiance choisi par le Général est M. Pompidou, ancien directeur du Cabinet du Général de Gaulle et maintenant directeur-général de la banque Rotschild à Paris.

 

Après avoir fait rapport au chef du DPF, je transmets, le 26 janvier, à Boulharouf la proposition française. Celui-ci a des doutes provenant du fait que Pompidou n'a pas de fonctions officielles en France. J'arrive à lui faire comprendre qu'à défaut de Joxe qui, du fait de sa situation de Ministre d'Etat ne pourrait pas se rendre en Suisse à un rendez-vous secret, Pompidou est l'interlocuteur le plus valable puisqu'il est l'homme de confiance du Président de la République et peut être considéré, de ce fait, comme assistant direct du président, chargé à titre temporaire d'une mission officielle. A cette occasion, comme dans bien d'autres, je constate à quel point les questions de forme jouent un rôle important pour les Algériens.

 

Boulharouf va maintenant rendre compte à ses dirigeants, puis ceux-ci devront se prononcer sur la question de savoir s'ils acceptent une rencontre secrète en Suisse avec Pompidou. Il envisage un certain délai causé par le fait que Ferhat Abbas a entrepris un grand voyage en Extrême-Orient et que les autres membres du GPRA sont dispersés. J'insiste sur la nécessité de ne pas perdre trop de temps. L'opinion publique en France, et dans le monde aussi d'ailleurs, s'impatiente. Les délais grandissants augmentent les risques d'échec. Boulharouf s'en rend compte et m'assure qu'il reviendra aussitôt que possible avec la réponse du GPRA.

 

Le 31 janvier, le Chef du DPF me reçoit pour mettre au point les grandes lignes de la rencontre secrète qui pourrait avoir lieu en Suisse.

 

Le temps passe, Ferhat Abbas continue son périple autour du monde, Paris s'impatiente et me relance; ce temps mort est utilisé abondamment par tous ceux qui essayent de monter leur propre opération et de créer du trouble dans les esprits. Les doutes sur le fait que nous sommes bien sur la bonne voie et que les sentiers parallèles ouverts par des intermédiaires bien intentionnés ou non, ne mènent à rien, vont toujours grandissant. Il me faut prêcher la patience à Paris et rassurer Joxe sur les intentions et la bonne foi de Boulharouf et de Ferhat Abbas.

 

Le 10 février, enfin, Boulharouf apporte la réponse de ses dirigeants. Ils sont d'accord qu'une rencontre avec Pompidou ait lieu en Suisse dans le plus grand secret. Boumendjel, le négociateur malheureux de Melun, y participera avec Boulharouf.

 

Le 11 février, je donne à Joxe l'accord du GPRA sur la proposition faite par le Général de Gaulle d'une conversation officieuse d'homme de confiance à homme de confiance portant sur tous les aspects du problème. Joxe se montre très satisfait, soulagé même que cette longue attente et cette indécision prennent fin. La date du 19 février est envisagée. Je lui transmettrai les coordonnées dès que nous aurons, en Suisse, mis sur pied le dispositif nécessaire.

 

Dès mon retour en Suisse, avec M. Bucher que le Chef du DPF a chargé de participer à cette entreprise, commença un travail intensif. Dorénavant, Bucher et moi travaillons en équipe. Dans la plus parfaite harmonie, séparément ou ensemble au gré des circonstances, nous agirons de concert préoccupés exclusivement de faire réussir la mission qui nous est confiée. Dirigés et soutenus par le Chef du DPF, nous nous lançons dans cette entreprise sans nous douter combien elle nous réserve de surprises, d'aventures dignes d'un roman de cape et d'épée, de difficultés et de satisfaction.

 

Pour commencer, nous mettons sur pied la rencontre secrète entre les émissaires français et algériens en tenant compte des impératifs de sécurité et de secret, tout en lui assurant un cadre digne de l'hospitalité suisse et de la qualité des participants, cadre qui a aussi son importance pour assurer le climat psychologique favorable à une rencontre entre des belligérants.

 

Nous recevons un renfort bienvenu en la personne de M. Humbert qui à la demande du Chef du DPF s'occupe plus particulièrement de la sécurité. En effet, les risques de l'opération ne sont pas minces car rien ne nous assure qu'elle n'a pas été éventée. Il ne faut pas exclure le danger d'une intervention d'un des nombreux réseaux qui s'efforcent de faire échouer par tous les moyens, y compris les attentats, un rétablissement de la paix en Algérie.

 

III. BON DÉBUT À LUCERNE

Le 19 février, à la faveur de la nuit, comme il convient à des conspirateurs, nous recevons les émissaires, au nombre de deux de chaque côté. Pour la France, il y a Pompidou, banquier et homme de confiance du Général de Gaulle. Les "Mémoires de Talleyrand" à la main, il arrive, accompagné de Bruno de Leusse, le directeur des affaires politiques du Ministère des Affaires Algériennes. Du côté algérien, c'est Boumendjel, avocat au barreau de Paris et directeur politique du Ministère de l'information du GPRA, qui vient avec Boulharouf, l'homme des missions secrètes. Les Français sont logés dans un hôtel, les Algériens dans un autre. Le lendemain matin, nous les réunissons dans un troisième hôtel, le Schweizerhof, après avoir pris la précaution d'aiguiller la curiosité légitime du directeur sur des discussions financières de nature confidentielle entre Français et Arabes.

 

Une fois les présentations faites, Bucher et moi nous retirons dans une salle voisine, laissant les protagonistes en tête-à-tête. Il devait durer sept heures en tout, non compris l'interruption du déjeuner que les deux délégations prennent séparément. Sept heures de travail intensif et de discussions ardues, à en juger par les visages que nous voyons émerger de la salle de conférence.

 

Le soit même, les émissaires repartent après nous avoir demandé de leur donner une nouvelle fois la possibilité de se rencontrer. Ils se déclarent satisfaits de ce premier contact, mais se voient dans la nécessité de consulter leurs autorités respectives pour préciser certains points et ils envisagent de se retrouver dans une quinzaine de jours.

 

Nous nous abstenons de poser des questions, mais la satisfaction non déguisée des participants, des deux côtés, montre que la rencontre s'est passée mieux qu'on ne l'espérait de part et d'autre. Les Algériens se déclarent très satisfaits de la qualité de leurs interlocuteurs. Boumendjel me dit avoir trouvé en Pompidou un interlocuteur qui voit large, en ajoutant : « C'est tout autre chose qu'à Melun ». De leur côté, Pompidou et de Leusse me disent avoir été très favorablement impressionnés par Boulharouf en qui ils ont trouvé un homme sérieux, raisonnable et bien documenté.

 

Nos hôtes sont entièrement satisfaits des dispositions prises pour assurer le succès de cette première rencontre, tant du point de vue du cadre, à la fois large et discret, qui leur a permis de travailler sans arrière pensée, que du point de vue du secret de la rencontre et de sa sécurité. Ils nous chargent de transmettre à Berne leurs remerciements, au nom de leurs autorités.

 

L'impression qui se dégage est que la conversation est bien partie, qu'elle n'a toutefois pas suffi à élucider assez de points pour permettre de déboucher déjà sur une rencontre officielle. cela n'a rien d'étonnant si l'on songe à l'abondance de la matière et au fait que ce sont des belligérants qui parlent pour la première fois de la guerre qui les oppose, depuis 7 ans, puisqu'à Melun il n'avait même pas été possible d'entrer en matière.

 

A la satisfaction d'avoir réussi de façon incontestable cette première opération, se mêle une certaine inquiétude à l'idée de devoir la répéter, avec tous les risques de fuites et d'indiscrétions qui vont grandissant chaque jour et augmenteront d'autant plus que l'on parlera inévitablement de cette rencontre, à Paris et à Tunis. Les risques sont de deux ordres. Tout d'abord, la presse, reporters et journalistes, qui est aux aguets et se doute bien qu'un mois et demi après le référendum du 8 janvier quelque chose est en train. D'autre part, les organisations secrètes qui, des deux côtés, ont intérêt à faire échouer l'opération et sont aussi à l'affût.

 

C'est en tenant compte de ces deux éléments que, le 21 février, il est décidé de chercher un autre lieu pour la deuxième rencontre secrète, afin de brouiller les pistes.

 

Le 28 février, je rencontre Joxe à Paris et lui donne les indications nécessaires pour la prochaine rencontre. Il me dit la très grande satisfaction du Général de Gaulle, à la suite du rapport fait par Pompidou et de Leusse, quant à la façon dont la rencontre a été organisée et s'est déroulée.

 

Les interférences continuent avec toujours les mêmes personnages qui essayent de se constituer chargés de missions dans un sens ou dans l'autre, ou dans les deux. Le journaliste Favrod reste l'un des plus actifs à cet égard. Nous constatons que tout ce « grenouillage » est devenu moins dangereux maintenant que le contact direct a été établi et que Pompidou et de Leusse ont pu s'assurer par eux-mêmes de la qualité et du sérieux de leurs interlocuteurs.

 

IV. IMPASSE À NEUCHÂTEL

Le dimanche 5 mars, la deuxième rencontre secrète se déroule de la même façon que la précédente et réunit les mêmes protagonistes. Nous les recevons séparément, les mettons en présence et les laissons à leur travail.

 

Après quelque quatre heures de discussion, nous les voyons sortir avec des visages tout autres que la première fois. Des conversations que j'ai, séparément, avec les uns et les autres, me montrent qu'ils sont fâchés et désolés à la fois. Aucun progrès n'a pu être réalisé par rapport à la première rencontre. On parle, au contraire, de durcissement de la position de l'interlocuteur et l'on semble très pessimiste sur l'issue de l'opération et sur la possibilité de la reprendre utilement.

 

Pompidou et de Leusse pensent qu'il y a raidissement chez leurs interlocuteurs et les soupçonnent de vouloir faire la politique du pire. Deux points sont ouverts sur lesquels les Algériens doivent répondre avant que l'on puisse savoir si la rencontre officielle est possible. Elle est prévue à Evian de façon à permettre aux Algériens de se retirer, après chaque séance, en territoire suisse et de bénéficier ainsi de la liberté d'expression. Cette formule avait déjà été envisagée au cours de mes entretiens avec Joxe comme étant le compromis possible entre la volonté française de tenir la conférence sur le territoire français et la volonté algérienne de l'avoir en territoire neutre.

 

Selon Pompidou et de Leusse, les Algériens envisagent un délai de 15 jours avant de pouvoir répondre sur ces deux points dont l'un concerne la trêve nécessaire avant l'ouverture de la conférence officielle ou, à défaut de l'arrêt des attentats, leur condamnation au moins par le GPRA.

 

Pompidou et de Leusse n'ont plus rien à dire pour leur part et attendront la réaction que Boulharouf devra me faire parvenir ultérieurement. Ils ajoutent qu'ils seraient heureux si je pouvais élucider la raison du raidissement des Algériens. Ils remarquent encore, avec véhémence et un profond regret, que c'est une pitié de manquer une occasion unique qui risque de jamais se reproduire, que le FLN devrait faire confiance au libéralisme du Général de Gaulle qui est prêt à lui donner plus même que Mendès-France ne l'aurait fait.

 

De l'autre côté, Boumendjel et Boulharouf nous disent que l'affaire n'est pas mûre : deux points restent ouverts sur lesquels ils doivent consulter leurs autorités, ce qui leur prendra environ 15 jours. Selon eux, les deux parties me donneront une réponse sur ces deux points par oui ou par non. Si la réponse est oui, la rencontre officielle sera possible, sinon, les choses en resteront là.

 

Je relève que, pour leur part, Pompidou et de Leusse m'ont dit ne pas avoir à donner de réponse et que celle-ci est seulement attendue de la part du GPRA. Alors Boumendjel nous raconte toute l'histoire. Il y a accrochage sur le Sahara, sur lequel la France veut maintenir sa souveraineté politique alors que le GPRA le veut aussi, tout en étant très souple quant aux modalités d'exploitation des richesses de cette région.

 

Le deuxième point d'accrochage concerne le « timing » entre le cessez-le-feu et l'ouverture de la conférence officielle. La France entend que les combats cessent au moment où la négociation commencera. La rébellion algérienne doit laisser « le couteau au vestiaire » avant que la conversation ne commence. Au contraire, il n'est pas question pour le GPRA de mettre bas les armes pendant les pourparlers, sinon il courrait le risque que la négociation traîne pendant des mois ou des années sans aboutir, et qu'il lui soit après cela difficile de remobiliser les esprits, sinon les bras, pour reprendre les hostilités. Boumendjel relève encore que pendant la conférence de Melun, les attentats avaient cessé.

 

Les Algériens attachent, en cas d'insuccès, une grande importance au témoignage suisse sur le point de savoir qui a répondu ou n'a pas répondu aux deux questions en suspens. Il désirent que j'obtienne des Français une interprétation authentique au sujet du Sahara entre la thèse du Premier Ministre Debré qui a réaffirmé solennellement la souveraineté politique de la France sur ce territoire et celle, supposée plus souple, prêtée au Général de Gaulle en présence de Bourguiba lors de la rencontre de Rambouillet du 27 février 1961.

 

Immédiatement après le départ des émissaires étrangers, Bucher et moi nous nous rendons chez le Chef du DPF pour lui faire part de nos impressions. Il en ressort qu'un malentendu, réel ou voulu, existe puisque les Français déclarent ne plus avoir rien à dire et attendre une réponse des Algériens, alors que ceux-ci disent que les Français, aussi bien qu'eux, doivent nous donner une réaction.

 

De plus, il est vraisemblable qu'en cas d'échec, qui est à prévoir vu les positions prises des deux côtés, on ferait appel au témoignage de la Suisse pour établir les responsabilités de cet échec. Il importe donc de faire un nouvel effort pour aider les deux parties à sortir de l'impasse et en même temps les mener, dès maintenant, à bien fixer leurs responsabilités respectives afin que la Suisse ne soit pas appelée à le faire ultérieurement dans des conditions qui pourraient être désagréables.

 

Il est décidé que je dois aussi vite que possible revoir les Français et leur demander de préciser leur position tout en retenant les deux Algériens en Suisse afin de leur communiquer, avant leur retour à Tunis, ce que j'aurai pu déterminer à Paris.

 

Le lendemain matin 6 mars, à Genève, je revois Boumendjel et Boulharouf à qui j'avais demandé de ne pas quitter la Suisse avant mon départ pour Paris. Je leur explique que la contradiction entre les déclarations faites de part et d'autre, m'incite à demander confirmation ou précision aux Français afin de savoir s'il n'y a véritablement pas de réponse à attendre de leur part, mais seulement des Algériens.

 

Boumendjel explique de nouveau sa position en détail. Les deux points d'accrochage sont la souveraineté politique sur le Sahara et la trêve ou cessez-le-feu. Il admet une différence d'importance entre les deux questions. La première est de loin la plus difficile puisqu'elle concerne la souveraineté nationale. Quant au deuxième point, le GPRA veut la simultanéité de négociations se déroulant parallèlement, d'une part militaires sur le cessez-le-feu et, d'autre part, politiques sur tout le reste, y compris le Sahara. Ces négociations parallèles devront aboutir à un accord unique englobant les questions militaires et politiques.

 

Au contraire, la France entend que les négociations politiques ne commencent qu'une fois le cessez-le-feu prononcé. C'est la formule du « couteau au vestiaire ». Elle est inadmissible pour les Algériens car elle les amènerait à mettre bas les armes, à la suite de quoi les négociations politiques risqueraient de traîner en longueur sans aboutir à un résultat.

 

Lors de la rencontre précédente, le 20 février, ces deux difficultés étaient déjà apparues. Il avait été décidé de consulter là-dessus les autorités respectives et de se revoir. La rencontre d'hier a montré que les points de vue n'ont pas changé et il a été entend que, de part et d'autre, on me communiquerait des changements éventuels de position. Boumendjel est donc surpris que Pompidou ait déclaré n'avoir plus rien à dire. Mon impression se confirme que l'impasse est totale et la confusion considérable.

 

Boumendjel passe ensuite à des considérations générales sur les raisons pour lesquelles le GPRA veut la souveraineté politique sur le Sahara et n'a pas accepté une trêve avant de connaître l'issue possible des discussions politiques. Ces considérations sont maintenant bien connues puisqu'elles ont été exposées publiquement, en détail, à l'occasion des conférences d'Evian et de Lugrin.

 

En terminant, je dis à mes deux interlocuteurs que je vais chercher à élucider les choses à Paris et je leur demande de rester à Genève jusqu'à mon retour, que j'envisage pour le lendemain dans la soirée.

 

V. LA RELANCE DES POURPARLERS SECRETS

Déjà le soir de ce même 5 mars, j'avais fait savoir à Joxe que je viendrai le voir à Paris, de façon qu'il le sache avant le retour de sa délégation qui rentrait par chemin de fer.

 

Le 7 mars, je lui expose mon embarras devant les deux communications contradictoires qui m'ont été faites. Je lui donne aussi mon impression sur les réactions des 2 Algériens que j'ai trouvés à la fois fâchés et malheureux à la suite du dernier entretien. Le fait qu'ils attendent en Suisse mon retour, est significatif de leur état d'esprit. Je les sens désireux de poursuivre la voie ouverte afin d'arriver aux conversations officielles. Le problème du « timing » entre trêve militaire et discussions politiques n'est pas insoluble avec quelque ingéniosité dans la formulation et la présentation. En revanche, le problème du Sahara est beaucoup plus important; il concerne la souveraineté nationale et ne se laisse par conséquent pas tourner ou enrober de la même façon que le précédent.

 

Joxe saisit parfaitement la situation et estime préférable si rupture il doit y avoir, qu'elle se produise sur le fond et non pas sur la procédure. Il veut donc entrer en conversation officielle au risque d'une rupture sur le Sahara, plutôt que de continuer à jouer à cache-cache.

 

L'après-midi, Joxe me rapporte que sa suggestion est acceptée par le Général qui a rédigé un texte dont je peux donner connaissance aux deux Algériens dès ce soir. En outre, de Leusse l'apportera demain matin à Genève et reprendre sur cette base la conversation avec eux. Le texte en question, écrit à la main sur un papier à en-tête « Général de Gaulle », est le suivant :

 

« L'essentiel est que s'ouvre une conversation "officielle". Les deux parties ne peuvent y voir clair sur le présent et sur l'avenir avant d'avoir confronté leurs points de vue entre responsables. Le gouvernement propose que cette conversation officielle ait lieu, étant entendu que, pour qu'elle s'engage, aucun "préalable" n'est soulevé ni d'une part ni de l'autre. Il appartiendra aux deux délégations, quand elles se trouveront réunies, de régler l'ordre du jour de leurs délibérations. Mais naturellement, on n'imagine pas que si les délégations aboutissaient à l'accord, celui-ci ne règle pas à la fois les questions politiques et militaires actuelles. On n'imagine pas non plus que les décisions politiques qui seraient prises puissent être appliquées si les combats n'ont pas cessé.

de Gaulle »

 

Par ce texte, le Général franchit un pas extrêmement important dans sa politique algérienne. Il balaie en effet tous les préalables, y compris celui du « couteau au vestiaire », et accepte une conversation publique et officielle avec l'organisation extérieure de la rébellion.

 

Il apporte ainsi aux Algériens exactement ce que Boulharouf m'avait demandé lors de notre premier entretien, le 23 décembre 1960 : une rencontre sans préalable, autour d'une table de conférence, pour discuter sans ordre du jour toutes les questions, politiques aussi bien que militaires.

 

De plus, pour le cas où ce texte du Général de Gaulle ne suffirait pas à déterminer le GPRA, Joxe serait disposé à rencontrer secrètement, en France, mais tout près de la frontière genevoise, le plénipotentiaire algérien pour tirer au clair, directement avec lui, les possibilités d'une rencontre officielle.

 

Au cours de l'entretien du matin, Joxe n'avait pas caché combien la question du Sahara était difficile, car si le gouvernement français le cédait, « il serait balayé par l'opinion publique ». Il ajoute que le Général ne croit pas que le FLN veuille négocier et pense qu'il cherche à se dérober.

 

Revenu le soir encore à Genève, je donne immédiatement à Boulharouf et Boumendjel la substance du texte du Général. Leur première réaction est mitigée. Ils me paraissent embarrassés et se demandent si, dans le cas d'une conversation officielle publique, le communiqué l'annonçant mentionnera que cette conférence portera sur l'ensemble des problèmes, politiques comme militaires.

 

Je ne cache pas à mes deux interlocuteurs que leur réaction me surprend au moment où je leur apporte ce que Boulharouf m'avait demandé le 23 décembre. Il m'explique que le plus grand allié des Algériens étant l'opinion publique mondiale, il importe d'enregistrer devant celle-ci que la conférence portera aussi sur les questions politiques. De cette façon, et seulement de cette façon, ce point sera véritablement acquis et un progrès aura été réalisé par rapport à Melun. D'où l'insistance des Algériens pour savoir si le communiqué mentionnera la portée des conversations ou seulement le fait qu'une réunion aura lieu. Je me déclare incompétent sur ce point, en ajoutant qu'il appartiendra à de Leusse d'y répondre.

 

Le 8 mars, de Leusse m'appelle, comme convenu, dès son arrivée à 7 h. 30 et je lui communique aussitôt les doutes algériens sur le point de savoir si le communiqué mentionnera que la conférence sera aussi politique, de façon qu'il ait le temps de prendre contact avec Paris sur ce point.

 

Dès que de Leusse a reçu la réponse, qui est affirmative, je vais chercher Boulharouf et Boumendjel afin d'éviter qu'ils ne se perdent près de la frontière.

 

Après la conversation entre de Leusse et Boulharouf et Boumendjel, ceux-ci me disent que je recevrai une réponse de leur part ultérieurement. Ils envisagent toutes les hypothèses, oui ou non sur le fond, oui ou non avec qualification ou la nécessité d'un nouveau contact, au même niveau ou encore au niveau ministériel ou, enfin, la modification du projet de communiqué, que de Leusse me donnera.

 

Je leur demande si je peux compter sur une réponse dans une semaine, mais ils prévoient un plus long délai, car le GPRA doit siéger en tout état de cause vers le 17 mars et cette réunion pourrait avoir pour objet d'annoncer un délai supplémentaire.

 

J'insiste sur la nécessité d'abréger les délais et sur le fait qu'ils ont obtenu satisfaction. Ils ont ce qu'ils avaient demandé dès le premier jour, c'est-à-dire une rencontre officielle, sans préalables ni ordre du jour, pour parler de l'ensemble de la question. Ils savent maintenant qu'il y aura deux points d'accrochage à cause des désaccords sur le Sahara, d'une part, et sur la trêve, d'autre part, apparus au cours des contacts secrets; mais c'est l'objet de toute négociation de surmonter les difficultés qui font obstacle à un accord.

 

J'ajoute enfin qu'à mon avis, le GPRA se trouve devant un interlocuteur décidé à aller de l'avant. Il ne retrouvera jamais une situation aussi favorable, avec le Général de Gaulle, qui est à la fois fort sur le plan intérieur et aussi libéral que possible à l'égard de l'Algérie.

 

Une fois les Algériens partis, de Leusse me donne le texte du projet de communiqué que voici, dont il réserve toutefois la rédaction finale par le Général auquel il ne peut souffler son style :

 

« Le gouvernement français estime que les conditions sont réunies pour entamer une négociation officielle avec l'organisation extérieure de la rébellion. Il a désigné à cet effet une délégation qui sera dirigée par M. X et qui rencontrera une délégation de l'organisation extérieure de la rébellion à ..... le .... pour traiter l'ensemble des problèmes militaires et politiques que pose la question algérienne. »

 

De Leusse ajoute son sentiment d'un partenaire insaisissable, qui trouve toujours des questions nouvelles une fois qu'il a obtenu une réponse favorable aux précédentes.

 

Cette fois-ci, par exemple, Boulharouf a demandé quand Ben Bella sera libéré, dans l'idée qu'il puisse participer à la négociation. Or, le Général ne veut pas libérer Ben Bella et ses compagnons avant la cessation des combats. Il les considère comme des prisonniers de guerre et ne voit par conséquent pas la possibilité de leur rendre la liberté avant la fin des hostilités. Boulharouf a demandé aussi quand le Général recevra Ferhat Abbas. Or, le Général ne veut pas d'une rencontre avant FA avant que les conversations officielles ne soient assez avancées pour montrer la possibilité d'une entente. Enfin, Boulharouf a demandé quelles sont les limites du Sahara; de Leusse lui a répondu qu'il n'avait pas apporté son atlas de géographie.

 

De Leusse se demande si le FLN veut vraiment entrer en conversation et s'il le peut, ou s'il n'est pas condamné à faire la politique du pire par ses hésitations et ses discussions internes. Le Général veut forcer le FLN à abattre ses cartes; c'est pourquoi il a fait cette dernière offre de conversation sans préalables, de façon que si la tentative de négociation échoue, ce ne soit pas sur la procédure mais à cause de la dérobade des Algériens; ou bien que l'échec porte sur le fond du problème, c'est-à-dire sur le Sahara.

 

Après coup, je prends contact avec Nicolet qui doit se rendre à Tunis pour y plaider une affaire et qui sera en contact avec la plupart des membres du GPRA. Je le prie de faire comprendre pour sa part, aux Algériens qu'un refus de l'offre du Général de Gaulle sera considéré comme une dérobade et montrera qu'ils ne veulent pas véritablement entrer en conversation officielle; si la Suisse se trouvait un jour dans la situation regrettable d'avoir à témoigner sur ce point, je serais obligé de le faire dans ce sens. Enfin et comme toujours, je fais un rapport complet au Chef du DPF sur la situation et sur ce qui s'est passé.

 

Ainsi, les émissaires algériens repartent à Tunis, munis de tous les éléments de la situation et d'un accord écrit de la plume même du Général de Gaulle, leur permettant d'aborder la négociation officielle sans préalables et sans ordre du jour, négociation qui portera sur tous les aspects du problème, politiques aussi bien que militaires. L'objectif défini le 23 décembre par Boulharouf est donc atteint.

 

Le GPRA doit maintenant se réunir pour décider s'il négociera. Outre les membres du gouvernement provisoire, les délégués dans le monde entier constituent le groupe d'une trentaine d'hommes qui prendra la décision. Il faut plusieurs jours pour leur permettre de joindre Tunis et plusieurs jours et nuits pendant lesquels durera le palabre dont dépendra la ligne de conduite à venir de la rébellion algérienne. Il s'agit pour eux de décider, après 7 ans de révolte, de guerre et de clandestinité, s'ils sont prêts à déboucher sur la place publique, au grand jour, pour s'asseoir, comme un gouvernement quasi légal, à une table de conférence avec un grand pays occidental qu'ils considèrent à la fois comme leur oppresseur et leur ami.

 

Pendant qu'a lieu cet examen de conscience à Tunis, les jours passent et la patience française est mise à rude épreuve, la nôtre aussi.

 

Après 12 jours de silence, le 20 mars, Nicolet qui revient de Tunis, m'annonce la venue de Boulharouf, probablement le 22 mars. Ce dernier espère rencontrer un émissaire français, si c'est nécessaire, pour préparer un communiqué annonçant le début de la négociation et pour en fixer la date. De plus, il désire mettre au point avec les autorités suisses toutes les questions relatives au cantonnement de la délégation algérienne en Suisse : logement, mesures de sécurité et moyens d'information.

 

A cette époque, il y avait déjà eu suffisamment d'indiscrétions, à Tunis et à Paris, surtout depuis la rencontre De Gaulle-Bourguiba à Rambouillet, pour que la presse mondiale soit alertée. Le départ de Boulharouf, dont tout le monde sait maintenant qu'il est l'émissaire du GPRA chargé des contacts secrets, ne passe pas inaperçu, loin de là.

 

Organiser dans ces conditions une quatrième rencontre secrète entre Algériens et Français devient une véritable gageure. Les journées et les nuits des 21 et 22 mars sont employées à tenir ce pari et à acheminer les deux émissaires jusqu'à leur point de rencontre à Genève, en leur faisant éviter Cointrin, Kloten et Cornavin que bloquent quelque 300 journalistes et reporters, alors que des voitures d' « Europe n° 1 » sillonnent au ralenti les rues de Genève, en dévisageant les passants afin d'essayer de repérer Boulharouf.

 

Cette monstrueuse chasse à l'homme, résultat de l'activité de la presse à sensation, ne simplifie pas notre tâche. Et cependant, après bien des péripéties, Bucher amène Boulharouf, au milieu de la nuit, à Genève, après avoir dépisté ses poursuivants (voire note annexe de Bucher sur cet épisode et sur son activité du 22 mars au 4 avril).

 

Au cours de la nuit, Boulharouf nous communique officiellement que les Algériens sont prêts à rencontrer les Français à Evian et il demande que la délégation du GPRA puisse séjourner en Suisse. La conférence débutera le 7 avril et un communiqué simultané devrait l'annoncer de Tunis et de Paris le 31 mars, à 11 heures.

 

Boulharouf ajoute qu'il serait heureux que les autorités suisses publient aussi un communiqué, étant donné que l'ATS a annoncé la démarche faite par l'Ambassadeur de France à Berne auprès du DPF, demandant que la délégation algérienne puisse séjourner en Suisse.

 

Nous rédigeons le texte suivant et qui est approuvé par le Chef du DPF, le matin même de ce 23 mars et que, par courtoisie, nous montrons à Boulharouf ainsi qu'à de Leusse, que je suis allé chercher de l'autre côté de la frontière, dans la matinée aussi.

 

« L'Ambassade de France à Berne ainsi que des représentants du GPRA ont communiqué au Département politique fédéral que les négociations prévues au sujet de l'Algérie auront lieu prochainement à Evian. Le Conseil fédéral, à la suite de la demande qui lui en a été faite, a autorisé, d'accord avec les autorités cantonales, les représentants du GPRA à séjourner sur territoire suisse pendant toute la durée de la conférence. Les facilités nécessaires leur seront accordées pour qu'ils puissent participer à celle-ci dans les meilleures conditions possibles. »

 

Boulharouf et de Leusse passent un certain temps ensemble à discuter le texte du communiqué qui annoncera la conférence d'Evian, ainsi que les questions de sécurité. C'est alors que de Leusse nous demande de lui indiquer dès que possible si la Suisse pourrait mettre des hélicoptères à la disposition de la délégation du GPRA pour ses mouvements entre Genève et Evian. C'est la seule façon de résoudre le problème des déplacements de la délégation du GPRA entre Bois d'Avault et Evian car les services de sécurité français ainsi que genevois refusent d'envisager un transport par route sur une distance de plus de 30 km. D'autre part, les Algériens insistent pour être entièrement entre mains suisses, non seulement sur notre territoire mais jusqu'à la salle des conférences à Evian.

 

De Leusse et Boulharouf conviennent d'un nouveau rendez-vous à Genève, le samedi 25 mars dans la soirée, afin de permettre au premier nommé de faire un saut à Paris pour y chercher des instructions et des renseignements.

 

A l'occasion de la publication du communiqué du 23 mars à Berne, le service de presse du DPF avait confirmé aux journalistes qui assaillaient le Palais fédéral depuis plusieurs jours, forts des informations recueillies à Tunis, Paris ou ailleurs, les noms de ceux qui s'étaient employés à faciliter les contacts entre la France et le GPRA et à organiser les rencontres secrètes entre leurs émissaires. Depuis lors, la phase secrète était terminée, mais il fallait opérer avec d'autant plus de prudence et de discrétion.

 

Les 24 et 25 mars sont consacrés à mettre au point, avec les autorités genevoises et les services fédéraux compétents, toutes les dispositions à prendre pour assurer le séjour à Genève de la délégation du GPRA et la bonne marche de la conférence d'Evian, notamment les questions de sécurité, de transport, de télécommunications et de presse. Grâce à l'inlassable bonne volonté de tous les intéressés et à la grande ingéniosité dont ils font preuve dans la recherche de solutions, nous constatons, à l'issue de ces travaux, que tous les problèmes seront résolus et que la responsabilité de cette opération peut être prise avec de bonnes chances de succès.

 

Les autorités genevoises ont montré dans toute cette affaire beaucoup de courage et de bonne volonté. Malgré des menaces nombreuses et précises, elles ont accepté d'assumer la charge et la lourde responsabilité de la sécurité, de l'installation, des déplacements et des activités d'information de la délégation du GPRA. Plus tard, lorsque la conférence du Laos est venue s'ajouter à celle d'Evian de telle sorte que les deux opérations ont commencé à huit jours seulement d'intervalle, le Conseil d'Etat de Genève, surmontant des hésitations légitimes, a finalement accepté cette double responsabilité. La police genevoise, surtout, avec l'appui de la troupe et quelques renforts d'autres cantons, a fait face à cette tâche extrêmement lourde avec un grand sens du devoir.

 

Le 25 mars, vers 8 heures du soir, de Leusse revient de Paris et s'enferme de nouveau avec Boulharouf pendant deux heures environ. Puis, Bucher et mois les retrouvons afin de faire le point de la situation. Ils nous disent qu'ils sont tombés d'accord sur tout, sauf sur le texte du communiqué simultané. Celui-ci sortira le 30 mars à 11 heures, mais chacune des deux parties publiera le texte qui lui conviendra. Ce dernier point pourra cependant être réglé à la suite de contacts téléphoniques de Bucher avec de Leusse d'un côté et Boulharouf de l'autre, si bien que dans la nuit du 29 au 30 mars, tout était prêt.

 

De fait, le 30 à 11 heures, Paris et le GPRA à Tunis publiaient simultanément, et dans les mêmes termes, l'annonce de l'ouverture à Evian, le 7 avril, de la conférence tant attendue.

 

Ainsi le sort en est jeté. Après 7 ans de guerre, la France et le GPRA ont annoncé au monde entier qu'ils vont se rencontrer pour s'efforcer de mettre fin à la guerre et de régler le sort de l'Algérie. Tout est prêt et plus rien ne semble devoir s'opposer au début de la négociation, le 7 avril à Evian.

 

Et pourtant, tout sera remis en question après quelques heures.

 

VI. ACCROCHAGES SUR LE MNA (1)

 


Messali Hadj

(1) Le Mouvement National Algérien (MNA), fondé par le chef religieux Messali Hadj, est à l'origine de l'action d'émancipation des Algériens. Beaucoup plus ancien que le FLN, il a été peu à peu débordé et dépassé par ce dernier, qui lui a enlevé ses éléments les plus dynamiques et ses troupes. Messali Hadj, resté en France, a vu son influence décroître progressivement en même temps qu'il était accusé par le FLN de connivence avec le gouvernement français, Considéré maintenant par le GPRA comme traître à la cause algérienne, Messali Hadj et le MNA se trouvent dans une situation qui n'est pas sans analogie avec celle de Mihailovitch par rapport à Tito en Yougoslavie vers la fin de la deuxième guerre mondiale.

 

Dans la soirée du 30 mars déjà, des bruits commencent à filtrer à la radio et le 1er avril un communiqué du GPRA à Tunis annonce que vu les circonstances, il renonce pour le moment à envoyer sa délégation à Evian. Pour expliquer la raison de cette volte-face apparemment subite, un bref retour en arrière est nécessaire. Dans la soirée du 29 mars, Bucher a reçu à Berne transmission d'un message de Boulharouf de Tunis dont voici le texte :

 

« La presse française fait mention de consultations que le gouvernement français s'apprêterait à organiser avec des soi-disant tendances algériennes. Nous pensons que si ces informations s'avéraient exactes, la confusion entourerait la négociation elle-même et ne permettrait pas d'aboutir à la paix. Le gouvernement français est libre de consulter, mais, pour éviter toute confusion, il doit consulter avant la négociation. Dans le cas de négociations multilatérales, il serait en effet difficile de situer la responsabilité d'un échec ».

 

Nicolet, qui transmet ce message à Bucher, ajoute que Boulharouf désire sans doute qu'il soit transmis le plus rapidement possible à De Leusse. Nicolet fait également part de sa crainte personnelle que les négociations d'Evian pourraient être remises en cause si les Français n'écoutaient pas l'avertissement du GPRA.

 

Bucher, tout au long de la soirée et de la nuit, essaie par tous les moyens possibles d'entrer en communication avec de Leusse ou même Joxe. Finalement, c'est vers 3 heures du matin qu'il atteint de Leusse chez lui. Devant la mauvaise humeur de ce dernier qui est mal réveillé, Bucher commence par l'informer de l'accord du GPRA sur la teneur du communiqué simultané annonçant les négociations, qui doit paraître le lendemain à 11 heures. Ensuite, Bucher parle de la mise en garde transmise par Boulharouf, en lit le texte à de Leusse et lui propose de le lui dicter. De Leusse répond que cette communication n'apporte aucun élément nouveau étant donné que le FLN avait déjà fait connaître son point de vue par la voie de la presse. Bucher attire toutefois l'attention de de Leusse sur le fait que ce message doit être considéré comme une mise en garde de Boulharouf, dont le désir de négocier est incontestable. De Leusse met alors fin à la conversation.

 

Le lendemain matin, Bucher fait part au chef du DPF de ses conversations téléphoniques de la nuit et lui exprime la crainte que de Leusse n'ait pas noté le contenu du message de Boulharouf et n'ait pas saisi l'importance de l'avertissement de Bucher. (Voir, en annexe, la note détaillée de Bucher sur cet épisode).

 

Le lendemain, 30 mars, alors que le communiqué simultané avait été publié à 11 heures, Joxe -qui est en tournée d'inspection en Algérie- donne une conférence de presse à Oran. Les journaux et la radio mettent en évidence une phrase dans laquelle Joxe aurait dit qu'il négociera « avec le MNA aussi bien qu'avec le FLN ».

 

Le 31 mars, Bucher reçoit à Berne une communication de Nicolet qui vient d'avoir une conversation téléphonique avec Tunis. Boulharouf fait savoir que le GPRA, à la suite des déclarations de Joxe à Oran, a décidé de surseoir à la conférence d'Evian tant que le gouvernement français ne déclarera pas de façon explicite qu'il renonce à des négociations parallèles avec des soi-disant autres tendances algériennes. Boulharouf viendra très prochainement en Suisse pour nous expliquer les raisons de cette décision.

 

Bucher essaie de nouveau, bien que ce soit le Vendredi Saint, d'entrer en communication avec Paris. Il atteint finalement de Leusse, vingt minutes avant la publication du communiqué algérien. De Leusse en prend note et ajoute que pendant les fêtes de Pâques, il désirerait avoir un interlocuteur au bout du fil en Suisse. Bucher reste donc à son domicile du vendredi au dimanche soir. Cependant, aucune communication ne lui parvient de Paris. De l'autre côté, les contacts avec Tunis sont interrompus et Bucher apprend le dimanche soir par la radio que Boulharouf est déjà à Rome et poursuit son voyage vers la Suisse.

 

Le 3 avril, Bucher va chercher Boulharouf à Kloten, parvient une fois de plus à dépister ses poursuivants et arrive avec Boulharouf dans la nuit à Genève.

 

Pour ma part, me trouvant en Touraine, je m'étais mis en relation téléphonique avec le Chef du DPF sitôt après avoir eu connaissance de la volte-face du GPRA. Comme je devais prendre contact avec Joxe à Paris le 4 avril, le Chef du DPF me dit qu'il est inutile que je revienne d'abord en Suisse.

 

Le 2 avril, le Premier Ministre Debré, qui passe deux jours dans sa maison de l'autre côté de la Loire, m'invite à dîner avec nos épouses le lendemain soir afin de rencontrer Joxe qui sera aussi présent. J'accepte, à condition de pouvoir venir incognito.

 

Le 3 avril, Bucher me téléphone, à mots couverts, l'essentiel de ce que Boulharouf, qui n'est pas encore arrivé en Suisse, lui a fait savoir par l'intermédiaire de Nicolet. La raison de la volte-face du GPRA réside dans la crainte de l'ouverture, par la France, de négociations parallèles avec le MNA. cette crainte est basée sur la déclaration de Joxe à Oran ainsi que sur de nombreux renseignements parvenus à Tunis par des voies latérales où l'on retrouve les personnages, dont le journaliste Favrod, qui ont, depuis le début, tenté de se mêler de cette affaire et de la brouiller. Si cette crainte de négociations parallèles avec le MNA était dissipée, rien ne s'opposerait plus à ce que la négociation d'Evian commence comme prévu. La libération de Ben Bella n'est pas un préalable. Toutefois, elle contribuerait à créer un climat favorable. Le GPRA désire que toutes les questions soient traitées à l'intérieur de la négociation et qu'aucune initiative ne soit prise à l'extérieur, sinon elle risquerait de provoquer un gel du côté algérien. Le GPRA désire que les organes officiels ou officieux restent calmes et s'abstiennent de toute déclaration intempestive. Les délégués algériens à la sécurité sont déjà à Genève et ont reçu l'instruction d'y rester et de poursuivre leurs préparatifs.

 

Muni de ces renseignements, je me rends, en compagnie de ma femme, à Montlouis, dans la demeure privée du Premier Ministre, avec une voiture à plaques françaises et des papiers d'emprunt. Sur une terrasse dominant les méandres de la Loire qui miroitent aux dernières lueurs du crépuscule, nous traversons un important service d'ordre dissimulé dans les bosquets et nous ne pénétrons dans la maison qu'après avoir été discrètement examinés par le garde du corps de notre hôte. Joxe est arrivé en voiture, suivi d'une autre automobile remplie de policiers, armés de mitraillettes et de grenades.

 

Après un dîner très amical, nous laissons nos épouses au salon pour nous retirer dans le bureau de Michel Debré où la conversation s'engage à trois, avec, pour seul témoin, une grande photographie dédicacée du Général de Gaulle.

 

Mes deux interlocuteurs et amis sont très ennuyés du coup d'arrêt donné par le GPRA à cause du MNA. Ils savent que ce mouvement et son chef Messali Hadj n'ont plus d'influence sur la rébellion algérienne. Ce sont des reliques du passé, mais d'un passé récent puisque Messali Hadj est toujours détenu en France et traité comme un ennemi prisonnier. Sans que mes interlocuteurs aient à me le dire, je sais que certains responsables dans l'administration française et jusque dans les services de la Présidence de la République, ont joué et jouent peut-être encore la carte MNA dans l'espoir de diviser les Algériens et de faire pièce au FLN. Le gouvernement français est en quelque sorte prisonnier de la fiction qu'il a créée. Il doit maintenir qu'il aura des discussions avec le MNA, tout en sachant que celles-ci sont d'une importance négligeable. Il n'est donc pas question de démentir ce que Joxe a dit à Oran, d'ailleurs d'une manière beaucoup moins percutante que la presse ne l'a présenté. Je sens chez Debré et Joxe un mélange de regret que le rendez-vous d'Evian soit manqué, et d'embarras devant cette impasse dont il ne sera pas facile de sortir. De plus, le Général de Gaulle médite à Colombey-les-deux-Eglises sur sa prochaine conférence de presse et n'entend pas être dérangé par ces péripéties. Dans ces conditions, la tâche de l'intermédiaire suisse sera d'amortir le choc et de gagner du temps.

 

Le gouvernement français ne veut pas se presser. Avant toute chose, il désire que je retourne à Genève pour voir Boulharouf, pour l'écouter et rapporter ses propos à Paris. De Leusse ne doit plus voir Boulharouf, car le gouvernement français considère que les conversations secrètes franco-algériennes sont terminées et qu'elles ont épuisé toutes leurs possibilités.

 

Les Français sont prêts à se rendre au rendez-vous d'Evian et ont par conséquent évité toute polémique au sujet du dernier communiqué du GPRA. Ils doivent cependant consulter le MNA, mais pas de façon spectaculaire. Il n'est pas question de libérer Ben Bella avant la cessation des hostilités parce qu'il est considéré comme un prisonnier de guerre. Ils avaient avisé les Algériens, au cours de la deuxième rencontre secrète, de leur intention de consulter le MNA. Ils craignent que les Algériens cherchent un succès déjà avant la négociation en obtenant l'élimination du MNA. Ils notent le bref laps de temps qui s'est écoulé entre le communiqué du FLN annonçant la conférence d'Evian et celui dans lequel il déclare ne plus vouloir y aller. Ceci semble indiquer que l'affaire était prévue d'avance et que la déclaration de Joxe à Oran n'aurait été qu'un prétexte.

 

Etant donné que je n'ai pas encore de renseignements directs sur ce que Boulharouf est venu dire en Suisse, je me contente de prendre note de la position française et il est entendu que je reverrai Joxe le jour suivant à Paris, avant de retourner à Genève.

 

Le lendemain, la presse et la radio françaises annoncent que le Premier Ministre a retenu Joxe à dîner la veille et qu'ils se sont entretenus de la conférence d'Evian. Les précautions que j'avais prises pour passer une fois de plus inaperçu, se trouvaient pleinement justifiées.

 

Le 4 avril, Bucher, après avoir parlé avec Boulharouf, me confirme que le GPRA veut toujours négocier et se rendre à Evian, qu'il n'y a pas d'autres obstacles que la question du MNA. Le GPRA désire ardemment une rectification française sur ce point, qui lui permettrait d'aller à la négociation. Le même jour, je confirme à Joxe ce que je lui avais dit la veille au soir, mais à titre d'hypothèse personnelle puisque je n'avais pas encore de renseignements directs. Le GPRA veut toujours commencer la négociation à Evian, le 7 avril, à condition que l'hypothèque MNA soit levée. Il n'y a pas d'autre obstacle.

 

Joxe me dit que le Général ne rentrera que le lendemain soir et que, pour toutes instructions, il lui avait téléphoné, le samedi précédent, 1er Avril, de ne pas se presser, de ne pas s'inquiéter, de ne rien dire et de ne rien faire avant son retour. Par conséquent, Joxe doit attendre sa conversation avec le Général pour fixer sa ligne de conduite.

 

Joxe pense que cette affaire MNA n'est que le prétexte d'une dérobade. Il n'envisage pas de démentir l'éventualité de négociations avec le MNA, car des pourparlers auront lieu, à réitérées reprises si cela est nécessaire, mais pas sur le même pied qu'avec le GPRA. C'est la différence entre « le cheval et l'alouette ». Il n'est pas question de démentir la déclaration d'Oran car cela équivaudrait à reconnaître de facto le GPRA comme seul interlocuteur et unique représentant des Algériens.

 

Devant le risque d'une impasse totale et durable, je suggère la formule d'une réunion à Evian à un échelon inférieur pour dissiper le malentendu, avant la conférence proprement dite. Ainsi, le GPRA pourrait sauver la face, on éviterait la reprise de pourparlers secrets, et surtout les protagonistes seraient mis face à face. Joxe trouve la formule intéressante mais ne peut y souscrire avant d'y avoir été autorisé par le Général.

 

En conclusion, je peux faire part à Boulharouf de la surprise des Français, constater que ceux-ci restent sur leur position telle qu'elle figure dans le communiqué du 30 mars, qu'ils sont prêts à se rendre à Evian comme prévu et qu'ils n'envisagent pas de la même façon les négociations avec le GPRA et celles avec le MNA. Joxe me demande enfin de lui faire part de la réaction de Boulharouf.

 

Le 5 avril, rentré à Genève, Nicolet m'informe que Boulharouf et le GPRA sont entièrement braqués sur l'affaire du MNA. Le message de Tunis à Bucher, et transmis par celui-ci à de Leusse dans la nuit du 29 au 30 mars, avait pour but d'élucider ce qu'il y avait de vrai derrière les bruits de préparation d'une négociation à Senlis entre la France et le MNA. La déclaration de Joxe à Oran, selon laquelle il négocierait aussi avec le MNA, a été interprétée par le GPRA comme la réponse française à son message. Elle a fait l'effet d'une gifle et a confirmé le GPRA dans sa crainte de voir le MNA prendre une place équivalente à la sienne au cours d'une négociation parallèle. Selon Nicolet, s'il n'y a pas un geste ou une parole de détente de la part de la France, les durs du GPRA (Boussouf, Ben Tobbal) feront fermer la porte à la négociation et se retourneront vers l'Est, surtout à la veille de l'intervention américaine à Tunis, jugée très malencontreuse par les Algériens.

 

Il faut donc gagner du temps jusqu'à ce que l'on connaisse la position qui sera prise à Paris après le retour du Général.

 

Dans ces conditions, nous prévoyons de rencontrer Boulharouf le lendemain seulement. Toutefois, le soir même, je téléphone à Joxe, à Paris, pour préciser -à mots couverts- que l'on se trouve devant une position émotionnelle de Boulharouf et de ses dirigeants, entièrement fixée sur l'affaire du MNA. Je mets aussi Joxe en garde contre une trop longue attente et le risque que nous ne puissions pas garder Boulharouf beaucoup plus longtemps en Suisse. En effet, sous le prétexte d'informer les autorités suisses de la décision du GPRA de ne pas se rendre à Evian, Boulharouf est surtout venu dans l'espoir que je pourrais obtenir des Français un geste ou une parole de détente qui permettrait au GPRA, sans perdre la face, de revenir sur sa décision. Le GPRA semble avoir regretté très vite la rapidité et la violence de sa réaction à la suite de la déclaration de Joxe à Oran, puisqu'il a immédiatement dépêché Boulharouf en Suisse afin d'essayer de rattraper la chose.

 

Le 6 avril, un message de Joxe me fait savoir qu'il désire me voir le lendemain à Paris.

 

Dans la soirée, avec Bucher, je donne à Boulharouf les réactions recueillies à Paris, à savoir : surprise des autorités françaises devant la volte-face du GPRA, maintien des termes du communiqué du 30 mars annonçant que la France se rendait à Evian, volonté inchangée de commencer la négociation et, enfin, abstention de toute polémique. Puis je demande à Boulharouf ce qu'il attend de la France.

 

La substance de son explication, assez longue et peu claire, est la suivante : L'affaire du MNA n'est pas tellement une question en soi qu'une affaire de loyauté. Après tous les efforts déployés pour s'acheminer vers une solution pacifique, le fait que le gouvernement français monte maintenant en épingle le MNA, crée un tel doute sur ses intentions que cela équivaut à un torpillage de la négociation espérée. Il est impossible de se rendre à la négociation avec un doute aussi sérieux sur la loyauté du partenaire. Il importe d'éviter toute confusion pour qu'en cas d'échec les responsabilités soient bien établies, ce qui ne serait pas possible avec une négociation parallèle qui brouillerait la situation. Il faut donc faire table rase avant de commencer la négociation avec le GPRA. Boulharouf affirme son désir passionné de paix, mais s'il n'est pas réalisable, lui et ses compagnons se jetteront avec d'autant plus de violence dans la poursuite de la guerre. En définitive, Boulharouf attend un geste de Paris montrant clairement que le gouvernement français s'en tient véritablement au communiqué du 30 mars dans lequel il a déclaré vouloir se rendre à Evian pour discuter avec le FLN toutes les questions relatives à l'autodétermination.

 

Le 7 avril, à Paris, je rapporte à Joxe l'essentiel de cette conversation. je lui donne aussi le texte, téléphoné par Bucher à de Leusse dans la nuit du 29 au 30 mars, pour lui expliquer le déclenchement psychologique de la crise actuelle. Joxe ne connaît pas ce texte. les craintes de Bucher que de Leusse, tiré de son sommeil au petit matin, n'en ait pas saisi la portée et ne l'ait pas transmis à son chef, sont malheureusement confirmées. Le GPRA a interprété la déclaration de Joxe à Oran comme une réponse à son message de mise en garde, alors que Joxe parlait à Oran sans avoir connaissance de cette mise en garde.

 

J'ajoute que Boulharouf accepte l'idée de conversations ou même de négociations de la France avec le MNA, pourvu qu'elles aient lieu avant la négociation avec le FLN, mais pas en même temps que celle-ci. Dans ces conditions, je vois trois possibilités :

 

1) Une conversation avec le MNA avant la négociation d'Evian dans l'espoir que cette négociation, une fois engagée, l'affaire du MNA reprendre sa vraie place qui est en réalité insignifiante.

 

2) Une déclaration du Général qui rassure le GPRA et balaie tout ce qui a été dit depuis le communiqué du 30 mars.

 

3) Des conversations préliminaires entre deux experts des deux côtés pour préparer l'ordre du jour de la conférence d'Evian, conversations au cours desquelles la question MNA serait discutée et élucidée.

 

Joxe me dit que le Général est très irrité, qu'il est nécessaire, avant toute chose de l'apaiser et qu'il serait bon, à ce propos, de voir de nouveau Debré. Nous nous rendons à Matignon séparément, Joxe dans sa voiture officielle, par la grande porte, tandis que je me dirige, par mes propres moyens, vers la petite porte de derrière où l'instruction a été donnée de me laisser passer. Lorsque j'y arrive, la porte est discrètement entrebaîllée et un homme s'efface pour le laisser entrer dans le jardin où je me trouve devant les canons de trois mitraillettes portées par trois gardes du corps.

 

Debré confirme que l'affaire du MNA est d'importance minime, qu'il faudrait pouvoir la dégonfler et revenir aux termes du communiqué du 30 mars. Il retient ma formule n° 3 d'une conversation préliminaire entre experts sur l'ordre du jour. Il craint la formule n° 1, conversation avec le MNA préalable à celle d'Evian, car le FLN pourrait s'en saisir comme d'un prétexte pour se déclarer offensé que l'on donne la préséance au MNA. La solution n° 2 est assez dangereuse vu l'état d'esprit du Général qui est très irrité et pas du tout disposé à faciliter les choses par des déclarations publiques.

 

Debré et Joxe verront le Général le soir à dix heures, ils lui suggéreront la formule n° 3. je retrouverai Joxe le lendemain matin.

 

De même que sur les bords de la Loire, Debré était tout aussi ennuyé que Joxe de l'accident survenu à cause de cette malencontreuse affaire du MNA. Il était manifeste que Debré voulait la négociation tout autant que Joxe. Il se rendait compte qu'il n'y avait pas d'autre issue et qu'il fallait éviter à tout prix de renouveler l'échec de Melun. J'ai senti qu'à ce moment Debré et Joxe joignaient leurs forces pour retenir le Général par ses basques et l'empêcher de faire un éclat public qui aurait détruit toute possibilité d'arranger les choses.

 

Le 8 avril, Joxe me rapporte que le Général de Gaulle est de fort mauvaise humeur et, de plus, entièrement occupé à préparer la conférence de presse qu'il donnera le 11 avril. Dans ces moments, on ne peut guère lui parler de quoi que ce soit d'autre. Le Général ne croit plus à la volonté du FLN de négocier. Il est donc pour lui inutile de faire un geste. Les choses traînent depuis trois mois. La France a fait deux concessions majeures. D'une part, elle a balayé les préalables et, d'autre part, elle a accepté de s'engager dans la négociation à l'échelon gouvernemental avec ce seul résultat que le FLN lui demande de nouvelles concessions. Pour Joxe, il n'est pas question d'envisager quoi que ce soit de nouveau avant la conférence de presse du Général, le 11 avril.

 

Puis, nous nous rendons de nouveau séparément chez Debré et nous convenons que je rapporterai ce qui suit à Boulharouf :

 

1) Le message du 29 mars de Tunis n'est pas parvenu à Joxe, à la suite d'un fâcheux trou dans les transmissions. Donc Joxe n'en avait pas connaissance lorsqu'il a parlé à Oran.

 

2) Le gouvernement français ne change pas sa position antérieure. Il n'y a aucun recul de sa part. Toutefois, le Général est surpris et même inquiet qu'on lui demande encore un geste, alors qu'il en a déjà fait plusieurs de nature essentielle. cela signifie-t-il que le FLN en demandera plus et chaque fois de nouveau ? Le Général ne veut pas être entraîné dans un engrenage et trouve cette accumulation d'exigences injustifiée.

 

Quant à la question du MNA,  il n'y a pas de commune mesure entre lui et le FLN, donc le fait de monter en épingle cette affaire semble constituer un prétexte. De plus, la recrudescence des attentats et du terrorisme, notamment en Métropole, ne facilite pas la préparation de l'opinion publique en faveur de la conférence d'Evian. Le Général a relu tous les procès-verbaux des rencontres secrètes. Il veut bien croire que Boulharouf désire la négociation et la paix, mais il ne croit pas qu'il en soit de même de l'organisation (c'est-à-dire du GPRA).

 

En terminant, je demande si je peux suggérer à Boulharouf que la délégation du GPRA se rende à Evian, mais qu'on commence par une rencontre entre chefs de délégation pour parler méthode.

 

Le 8 avril toujours, revenu à Genève, je demande au Chef du DPF, après l'avoir informé, s'il m'autorise à dire à Boulharouf que du point de vue suisse l'heure de la décision est arrivée, qu'il n'est plus possible d'atermoyer et qu'il est nécessaire de se déterminer.

 

Une partie de la nuit est consacrée ensuite à une longue conversation avec Boulharouf, auquel je communique d'abord le message du gouvernement français. Puis, à titre personnel, je lui livre mon sentiment que le moment est venu où le GPRA doit se décider à négocier ou à y renoncer. L'ère des rencontres secrètes est terminée, de même que l'ère de la pré-négociation. L'utilité de l'intermédiaire suisse est usée et je me sens au bout de mes possibilités. Nous avons apporté deux éléments déterminants, à savoir : la rencontre sans préalable et l'engagement du gouvernement français dans la négociation. La Suisse ne peut pas faire plus. Elle doit savoir maintenant si la conférence d'Evian aura lieu ou non, car elle est sollicitée de contribuer à mettre fin à des hostilités dans une autre partie du monde, en organisant, à Genève aussi, une conférence sur le Laos.

 

Je suggère, à titre personnel toujours, que si le GPRA a encore des craintes à cause de l'affaire du MNA, une conversation préliminaire ait lieu à Evian entre les deux chefs de délégation pour parler méthode, tout en sachant que c'est un euphémisme qui recouvre en réalité le MNA.

 

Je demande ensuite à Boulharouf de présenter à Tunis une mise au point au sujet du message de mise en garde du 29 mars, qui n'est pas parvenu jusqu'à Joxe, de préciser que le gouvernement français n'a pas changé sa position antérieure et qu'il n'y a pas de recul par rapport au communiqué du 30 mars, d'ajouter que cette affaire du MNA amène le général de Gaulle à douter de la volonté du MNA de négocier, et enfin, pour dissiper tout malentendu, d'envisager une rencontre entre chefs de délégation à Evian, préalable à la conférence proprement dite.

 

Boulharouf est d'abord très négatif et tendu. Bucher et moi devons répéter longuement tout ce que j'avais dit en premier lieu, pour l'amener à se détendre peu à peu, à entrer dans nos vues et à accepter finalement de transmettre à Tunis le message français, le point de vue suisse sur la nécessité de se déterminer et ma suggestion d'une rencontre entre chefs de délégation. En terminant, j'insiste sur l'importance de hâter la réponse de Tunis de façon qu'elle arrive avant la conférence de presse du Général, c'est-à-dire le lundi, 10 avril.

 

Le 10 avril, dans l'après-midi, Boulharouf me donne la réponse suivante du  GPRA :

 

« 1) le GPRA confirme sa volonté de négocier et reste fidèle au communiqué du 30 mars. Une preuve de cette bonne volonté est fournie par le fait qu'il a pris soin d'avertir les autorités suisses, la veille de la publication de ce communiqué, de la "manœuvre MNA", qui risque de tout mettre en cause.

 

2) Si le FLN n'accorde pas d'importance au MNA en tant que tel, par contre il attache grande importance au fait que le gouvernement français veut mener à tout prix les négociations franco-FLN en même temps que les "conversations" ou "consultations" avec le MNA. Ce fait démontre que les Français ne donnent pas à la négociation le même sérieux que nous. Les pourparlers avec nous doivent se dérouler dans la clarté. Nous ne voulons à aucun prix d'équivoque.

 

3) Les Français peuvent déclarer publiquement s'en tenir au communiqué du 30 mars. Par ailleurs, ils ne doivent pas mener de conversations dans le même temps avec le MNA.

 

4) Si le gouvernement français désire régler l'incident MNA -le seul qui s'oppose à la rencontre d'Evian- il y a possibilité de le faire à l'échelon d'émissaires qui se réuniraient le plus rapidement possible.

 

5) Le GPRA apprécie hautement les efforts faits par le gouvernement fédéral pour aboutir à la paix. Il en a toujours tenu compte. La preuve en est donnée par le fait que nous avons chaque fois mis au courant les autorités suisses de ce qui s'est passé avec la France. C'est dans ce sens que nous avons tenu à alerter nos amis suisses, la veille du 30 mars, pour leur signaler le danger de la "menace MNA" qui risque, avons-nous insisté, de tout remettre en cause. »

 

Je ne cache pas à Boulharouf que cette réponse est dangereuse, en lui montrant l'insuffisance d'une rencontre secrète entre émissaires au lieu de celle des chefs de délégation ou ministres à Evian. Bucher et moi obtenons l'amélioration du point 3) pour lui enlever son caractère comminatoire et le transformons, avec l'accord de Boulharouf, en :

 

« Les Français peuvent déclarer publiquement s'en tenir au communiqué du 30 mars, qui stipule que les pourparlers doivent se dérouler avec le FLN ».

 

Boulharouf me demande de transmettre à Paris le message du GPRA aussitôt que possible pour qu'il ait un effet favorable avant la conférence de presse du Général. J'accepte de le faire, tout en relevant que l'effet risque plutôt d'être négatif.

 

Dans la nuit, j'appelle Joxe au téléphone et lui dicte le message du GPRA en omettant, toutefois, le point 5 qui concerne la Suisse et risquerait de froisser la susceptibilité française.

 

Joxe est très déçu de ce message. « Ils n'ont pas compris, ils sont pointilleux » -commente-t-il. J'ajoute que la suggestion d'une rencontre entre chefs de délégation n'a pas été retenue à Tunis.

 

Le 11 avril, après la conférence de presse du Général de Gaulle, de Leusse me téléphone de Paris les « indications de conversation » suivantes :

 

« 1) Il n'y a pas de manœuvre MNA. Il y a un fait dont à Paris on tient compte et dont on a toujours tenu compte.

 

2) Les responsables du FLN semblent imaginer que la méthode (c'est-à-dire consultation avec différentes tendances) inspirée à Paris par les formes mêmes de la rébellion, doit conduire à des pourparlers rivaux; on s'en étonne.

 

3) Il n'est pas dans l'intention de Paris d'envoyer à Genève un émissaire pour discuter de ces questions avant l'ouverture de la conférence d'Evian, conférence à laquelle on est toujours prêt à se rendre selon la teneur du communiqué de Paris. »

 

Dans la soirée et la nuit, Bucher et moi, recommençons l'exercice. Je donne à Boulharouf la substance des indications de conversation en les présentant de façon aussi positive que possible. Le fait que ce texte m'ait été transmis à titre d'indication, non seulement m'autorisait, mais m'invitait à m'efforcer d'en tirer le meilleur parti possible.

 

Boulharouf est très négatif. Irrité par la conférence de presse du Général, il se déclare très déçu. Il constate que les Français insistent sur le MNA. Il y voit une manœuvre de division des Algériens. Le rejet de la proposition d'une rencontre secrète prouve, à son avis, que les Français n'ont pas la volonté d'arranger les choses.

 

Bucher et moi devons nous employer une fois de plus à lui faire voir la situation sous un jour meilleur et à lui montrer les aspects positifs du message de Paris. J'ajoute, en parlant du point de vue suisse, qu'à notre avis l'opinion publique mondiale ne comprendrait pas un refus du GPRA d'entrer en négociation, que ses chefs ont la possibilité de créer l'Algérie dans la paix, de montrer qu'ils sont des hommes d'Etat et de faire preuve de sens des responsabilités. Les dirigeants algériens ont une occasion historique à saisir; s'ils la manquent, ils prendront une grave responsabilité vis-à-vis de leur peuple.

 

Boulharouf est manifestement ébranlé. Il prend note avec grande attention de ce que je lui dis et nous assure qu'il rapportera au GPRA l'opinion suisse à laquelle ses chefs attachent la plus grande importance. Il s'en retournera à Tunis pour prendre part à la réunion du GPRA prévue pour le samedi 15 avril et me téléphonera dans la soirée de ce jour. J'insiste sur la nécessité d'une réponse à la fin de la semaine, à cause de la réponse que les autorités suisses doivent donner au sujet de la conférence du Laos qui doit se tenir aussi à Genève, et afin de permettre aux autorités fédérales et genevoises de procéder aux préparatifs nécessaires.

 

Le 12 avril, Joxe me téléphone de Paris au début de la matinée pour prendre la température. Je dois lui répondre que l'état du malade est plutôt médiocre.

 

Le 15 avril, Boulharouf me téléphone de Tunis pour dire qu'il rappellera de nouveau le 19, car il n'a rien à dire pour le moment. Je le presse de rappeler plus tôt, mais il ne peut pas le faire parce que ses « amis » n'auront fini leurs travaux qu'à cette date. Je fais part à Joxe de ce délai pour que Paris prennent patience et sache que rien n'est perdu encore.

 

Le 17 avril, à Paris, Joxe me dit que le gouvernement français est disposé à attendre patiemment un nouveau rendez-vous avec le GPRA à Evian. Toutefois, il a reçu des renseignements incontrôlés, selon lesquels le GPRA aurait l'intention de demander la reprise des pré-négociations secrètes.

 

Au sujet des menées activistes sur lesquelles je lui demande son opinion à cause des menaces qui ont été largement répandues à Genève, Joxe estime que la direction est en Algérie, mais qu'elle bénéficie d'appuis en Métropole. En Algérie, le gouvernement français ne peut agir utilement car la police et la magistrature sont entièrement favorables aux activistes.

 

Enfin, Joxe me signale des intrigues contre le Chef du DPF. Le journaliste suisse Favrod aurait approché le deuxième bureau français, en se disant agent du service des Renseignements suisses et émissaire personnel du Chef du Département militaire fédéral. Favrod aurait fait état de l'existence de deux tendances en Suisse et d'une opposition militaire à l'attitude adoptée par le Conseil fédéral en faveur du rapprochement franco-algérien.

 

Le 19 avril, Joxe me rappelle à Genève pour me confirmer, après contact avec le Premier Ministre, ce qu'il m'avait dit la veille à Paris, en ajoutant qu'aux menées activistes s'ajoute vraisemblablement une action du Général Salan et de l'OAS. Le 19 avril aussi, Boulharouf téléphone de Tunis pour annoncer son arrivée à Genève le dimanche 23, en laissant entendre qu'il sera probablement muni d'une réponse positive. J'insiste sur la nécessité qu'il arrive plus tôt, le vendredi 21 par exemple.

 

J'informe le Président de la Confédération et le Chef du DPF de la situation, ainsi que des renseignements donnés par Joxe sur les intrigues de Favrod. Il se révèle que celles-ci ne reposent sur aucun fondement en Suisse et sont, une fois de plus, le fruit de l'imagination de ce journaliste.

 

Le 20 avril, Boulharouf téléphone de Tunis qu'il essaie d'arriver samedi et j'insiste une fois encore sur la nécessité de faire vite.

 

Le 22 avril, le premier bulletin de la radio fait état de troubles à Alger et de l'interruption des communications entre Paris et Alger.

 

Boulharouf téléphone de Rome qu'il arrivera le lendemain à 12 heures à Genève.

 

VII. LE PUTSCH D'ALGER

Dans les circonstances présentes et devant l'impossibilité de prévoir comment se développera ce qui est devenu le putsch d'Alger, nous prenons, encore plus que les autres fois, toutes les mesures de sécurité possibles.

 

Le dimanche 23 avril, Boulharouf emmené de Cointrin par une voiture de la police, est pris en chasse après deux tentatives de sortie de l'aérodrome. Les policiers ont toutes les peines du monde à dépister les poursuivants et aboutissent dans une auberge de la campagne genevoise, d'où Boulharouf me téléphone. Bucher et moi allons le chercher avec ma voiture, puisque celle de la police a été repérée et nous le conduisons, sans mal cette fois-ci, à l'Hôtel-de-Ville.

 

Boulharouf nous lit un texte élaboré à Tunis et dont voici l'essentiel :

 

« Le GPRA prend acte des explications et des assurances données à la Suisse par la France. Il en ressort que le gouvernement français n'a pas eu l'intention d'opérer un recul par rapport à son communiqué du 30 mars, qu'il ne change pas sa position antérieure et que les engagements qu'il a pris lors des conversations secrètes restent valables. Joxe n'était pas au courant de la mise en garde faite par le GPRA au sujet du MNA lors de sa déclaration d'Oran, qui de plus a été déformée par la presse. Le gouvernement français ne peut donner un démenti public mais n'entend pas mener des négociations rivales avec d'autres tendances algériennes. Dans ces conditions, le GPRA considère comme apaisées les craintes qu'il a exprimées dans son communiqué du 1er avril annonçant qu'il ne se rendra pas à Evian. Espérant qu'il n'y aura pas de geste remettant en cause l'esprit du communiqué du 30 mars, le GPRA réaffirme sa volonté de paix et se déclare prêt à envoyer une délégation à Evian pour rencontrer une délégation française en vue d'engager des négociations. Le GPRA va publier un communiqué dans ce sens, dont il tient, par courtoisie, à montrer au préalable le texte aux autorités suisses :

<<Le GPRA a pris connaissance, au cours de sa réunion du 20 avril, du rapport de M. Taïeb Boulharouf. Après avoir pris note des éclaircissements donnés, le GPRA a décidé de proposer au gouvernement français une date à laquelle pourraient s'engager à Evian les négociations entre la délégation française et la délégation algérienne.>>

Le GPRA envisage un deuxième communiqué qui serait publié à Paris et à Tunis, dans lequel la date du début de la négociation serait annoncée, date qui pourrait être le 11 mai. »

 

Après cette lecture, Boulharouf demande que ce message soit transmis à Paris. Il attendra à Genève la réponse pour se mettre d'accord avec les Français sur la date du début de la conférence et celle de la publication du communiqué l'annonçant, par exemple une semaine avant le 11 mai.

 

En écoutant Boulharouf, tandis qu'un transistor sur la table nous donne les développements du putsch d'Alger, qui menace de tout remettre en cause alors que nous touchions de nouveau au but, je me rends compte que les textes apportés par Boulharouf sont le résultat de décisions prises avant que ne commence la sédition militaire en Algérie.

 

Au moment où prend fin l'épisode du MNA dont le putsch d'Alger fait apparaître dans des conditions tragiques combien il était malencontreux et inutile, je m'interroge une fois encore sur les raisons profondes de la volte-face du GPRA. Certes, les chefs du FLN qui se veulent dirigeants de tout le peuple algérien, réagissent très vivement dès que leur autorité exclusive sur l'ensemble de leurs compatriotes est contestée. A l'égard du MNA ils réagissent avec d'autant plus de vivacité que beaucoup d'entre eux ont été dans le passé membres du MNA pour la seule raison que le FLN n'existait pas encore.

 

Mais ce n'est pas toute l'histoire. Le recul du GPRA a aussi été motivé par la maladie de Belkacem Krim. Des neuf hommes qui ont commencé la rébellion armée contre la France en 1954, Krim est le seul qui soit encore vivant et en liberté. Il est probablement l'homme le plus influent et le plus écouté du GPRA parce qu'il incarne à la fois le combattant du maquis et l'homme politique qui a acquis l'expérience du monde comme ministre des Affaires étrangères. Lors de la réunion fatidique au cours de laquelle fut décidée la participation à la conférence d'Evian, c'est l'avis de Krim qui a fait le poids et emporté la décision contre la minorité qui voulait poursuivre la guerre jusqu'à la victoire et ne pas négocier. C'est aussi Krim qui a été choisi pour diriger la délégation algérienne à Evian parce qu'il pouvait mieux que tout autre faire accepter par le GPRA les résultats de la négociation.

 

A peine cette décision prise, l'ablation à chaud de sa vésicule biliaire mettait Krim hors de combat pour un temps indéterminé. Le GPRA, au moment où il s'apprêtait à sortir de l'ombre pour affronter sur la place publique une négociation dont dépendrait le destin des Algériens, s'est trouvé privé du pilier sur lequel reposait dans une large mesure toute l'opération. Qu'il ait été pris de vertige, qu'il ait saisi la première occasion de battre en retraite, cela est vraisemblable, surtout lorsque cette occasion était une déclaration du ministre français des Affaires Algériennes qui semblait mettre sur un pied d'égalité le MNA détesté et méprisé et le GPRA. Et puis, avec Belkacem Krim en pleine convalescence et après trois semaines de réflexions salutaires sur les inconvénients des réactions publiques trop vives, le GPRA se sent de nouveau disposé à négocier.

 

En tout état de cause, les généraux rebelles d'Alger lui font vite oublier les doutes et les appréhensions qu'il pouvait encore avoir. En fait, pendant les 4 jours du putsch on sent que le gouvernement français et le GPRA se trouvent du même côté, provisoirement alliés contre la sédition militaire qui a éclaté en Algérie.

 

Cependant, Boulharouf qui voyage depuis deux jours, ne réalise pas, faute d'informations, toute la portée du putsch d'Alger. Après lui avoir démontré que nous nous trouvons devant une situation nouvelle aux développements encore imprévisibles, j'ajoute seulement que je m'efforcerai de donner connaissance de son message à Paris, dans la mesure des moyens de communication encore utilisables.

 

La situation est à la fois paradoxale et embarrassante pour l'intermédiaire qui doit transmettre à Paris une information capitale, tout en sachant que ses interlocuteurs sont occupés à scruter le ciel dans l'attente d'une éventuelle descente de parachutistes. Par acquit de conscience, j'appelle dans la nuit les domiciles privés de de Leusse et de Joxe, mais sans m'étonner que leurs téléphones sonnent dans le vide.

 

Le 24 avril, après avoir consulté, une fois encore, le Chef du DPF, je demande à Boulharouf si le premier communiqué a déjà été publié à Tunis et s'il estime désirable que je poursuive mes efforts pour transmettre son message à Paris après les essais infructueux de la nuit dernière.

 

Boulharouf pense que le premier communiqué devrait paraître ce matin à Tunis et me laisse libre de décider du "timing" de la transmission de son message à Paris. Je lui réponds que j'aimerais avoir des indications sur les sentiments actuels du GPRA à la lumière des événements d'Alger. J'ajoute que si le premier communiqué n'est pas encore sorti, il serait préférable, vu la situation en Algérie et en France, de surseoir à sa publication afin que le GPRA évite de donner l'impression qu'il cherche à profiter de la situation très difficile du gouvernement français face à une rébellion militaire, pour marquer un point.

 

Après avoir pris contact avec Tunis, Boulharouf rapporte qu'il est souhaitable que Paris sache que la nouvelle proposition du GPRA est antérieure au putsch d'Alger, que le GPRA est toujours prêt à se rendre à Evian dès que les Français seront disposés à le faire et, enfin, que le communiqué ne sera pas publié. Boulharouf ajoute qu'il n'est pas nécessaire de transmettre immédiatement ce message à Paris et que je peux attendre l'évolution des événements.

 

Peu après, le Chef du DPF m'apprend que les Ambassadeurs du Royaume-Uni et de l'URSS ont officiellement demandé à Berne que la conférence du Laos puisse commencer à Genève le 12 mai. Dans ces conditions, étant donné les très grandes difficultés qu'il y aurait à faire démarrer en même temps à Genève les deux conférences, il semble préférable d'essayer d'entrer en communication avec Paris.

 

En fin d'après-midi, j'atteins de Leusse au téléphone. Je le sens extrêmement tendu et j'entends tourner le disque enregistreur d'écoute. Dans ces conditions, je passe tous les considérants du message du GPRA pour dire seulement que ce dernière est disposé maintenant à se rendre à Evian, qu'il propose le 11 mai et que sa décision a été prise avant l'événement d'Alger. Je demande à de Leusse, à l'intention des autorités suisses, de m'indiquer, quand cela lui conviendra, le sens de la réponse française ou de me donner une indication sur le moment où il voudra répondre. De Leusse déclare laconiquement que « c'est enregistré ».

 

J'informe de ceci le Chef du DPF en recommandant instamment qu'on ne démobilise pas le dispositif mis en place à Genève en précision de la conférence d'Evian. En effet, certaines personnes à Berne se demandent si, pour le cas où le putsch réussirait et où ses auteurs prendraient le pouvoir en France, il ne serait pas prudent de liquider au plus vite tout ce qui a été préparé en Suisse en vue de la conférence d'Evian.

 

Puis, j'apprends à Boulharouf que son message a été transmis et enregistré à Paris et qu'il est impossible de prévoir quand viendra la réponse. Il demande s'il doit rester encore à Genève. Je remarque que la réponse de Paris pourra être transmise par téléphone à Tunis mais que c'est à lui de décider s'il est nécessaire qu'il l'attende à Genève. Il ne faut pas lui donner l'impression que la Suisse a peur et veut se débarrasser de lui au plus vite.

 

Finalement, Boulharouf décide de retourner à Tunis et d'y attendre une communication de ma part.

 

VIII. VERS LA RENCONTRE D'EVIAN

La rébellion militaire en Algérie s'écroule aussi subitement qu'elle a surgi. Le 4 mai, à Paris, je remets à Joxe le texte complet du message du GPRA en ajoutant que celui-ci a montré un grand sens des réalités et a compris qu'il avait intérêt à s'abstenir de toute manifestation publique.

 

Toutefois, ayant noté des signes d'impatience du côté de Tunis j'ai informé Boulharouf de mon déplacement à Paris en laissant entrevoir la possibilité d'une communication le lendemain et en lui recommandant le calme et la patience en attendant.

 

Joxe propose que la conférence d'Evian commence le 16 mai. Le Général est très pressé. Il veut mettre les Européens en Algérie devant un fait accompli, car il a renoncé à les convaincre. Il veut liquider l'affaire rapidement et, après 4 jours pour mater la rébellion, 4 jours d'épuration et 4 jours pour tirer les conclusions, il entend que les affaires reprennent leur cours normal.

 

Tout en faisant une réserve à cause de la conférence du Laos qui doit commencer le 12 mai, je me propose d'élucider cette question de date aussi vite que possible.

 

Je mentionne à Joxe la démarche fait par l'Ambassadeur de France à Berne sur la liberté de mouvement et d'expression de la délégation du GPRA à Genève, en faisant remarquer que cette délégation se trouvera à Genève en plein accord avec le gouvernement français et que sa liberté de mouvement était une condition sine qua non de la conférence d'Evian. Joxe est d'accord là-dessus, sous réserve de déclarations insultantes qui seraient faites à Genève par le GPRA. Je le rassure en lui disant que notre gentleman's agreement avec le GPRA lui donne la liberté d'expression à Genève, mais exclut toute polémique contre des pays tiers et par conséquent contre la France. Joxe entend mener rondement la négociation. Après l'avoir entamée sur le ton qui convient entre combattants, il veut arriver très vite à définir les problèmes pour chercher les solutions.

 

A la suite d'un téléphone avec le ministre Kohli, celui-ci me donne l'assentiment de la Suisse pour la date du 16 mai. J'en informe Joxe avant de quitter Paris pour essayer d'obtenir l'accord du GPRA sur cette date.

 

Le 5 mai, par téléphone, je communique à Boulharouf la proposition française de commencer le 16 mai et l'approbation de la Suisse, en insistant sur l'importance de se décider sans plus tarder.

 

Le 6 mai, Boulharouf laisse entendre que le GPRA demandera vraisemblablement un délai jusqu'à la fin du mois. Il réalise pour sa part que ce serait très malencontreux. Je le pousse dans ce sens en relevant, sur la base des expériences déjà faites, le danger d'un retard supplémentaire et les risques d'un nouvel accident.

 

Dans la soirée, Boulharouf propose le 22 mai et le je presse une fois de plus d'avancer cette date. Finalement, Boulharouf suggère que la conférence commence le 20 mai, par une séance inaugurale, à la suite de laquelle les deux parties profiteraient de la Pentecôte pour se donner un temps de réflexion et reprendre le 22. Après quoi, je transmets cette proposition à Joxe, qui trouve la formulation intéressante.

 

Le 7 mai, à la suite de nouveaux téléphones avec Joxe et Boulharouf, l'accord est réalisé sur la date du 20 mai.

 

Les jours suivants sont consacrée à la mise au point des préparatifs et du texte du communiqué publié simultanément à Paris et Tunis le 10 mai, à 13 heures, dans la forme la plus laconique afin d'éviter de nouveaux incidents :

 

« Le gouvernement français fait connaître que les pourparlers annoncés par le communiqué du 30 mars s'ouvriront à Evian le 20 mai prochain ».

 

Le 18 mai, dans l'après-midi, l'avion spécial de la Swissair à qui les Algériens ont tenu à se confier, se pose sur l'aérodrome de Cointrin. Toute la déclaration du GPRA en sort, précédée par son président Belkacem Krim, qui fait une déclaration devant une armée de journalistes et de reporters. Il commence par remercier chaudement les autorités suisses de tout ce qu'elles ont fait pour permettre cette conférence historique et de l'hospitalité qu'elles accordent à la délégation algérienne.

 

Un dernier point restait à régler : celui du protocole devant présider à la première rencontre.

 

Le GPRA, désireux de rester toujours sous la protection de la Suisse, avait, depuis le début des pourparlers, demandé que la délégation algérienne soit présentée aux Français par un Suisse. J'avais toujours fait la sourde oreille, mais ce principe avait été accepté par les Français au cours des pourparlers secrets dans l'hypothèse, toutefois, d'un transport par terre et d'une rencontre à la frontière. Avec des hélicoptères se rendant directement de Genève à Evian, l'affaire se présentait tout autrement et pouvait être délicate.

 

Le 18 mai au matin, un délégué français m'avait apporté une note à transmettre à la délégation algérienne, dans laquelle le protocole de la rencontre était fixé, par la plume du Général de Gaulle, dans les termes suivants :

 

« Il convient de se souvenir que les Délégations représentent des combattants, aussi, ne serait-ce que par respect pour les combattants eux-mêmes, les rapports des deux Délégations devront être marqués de la plus grande simplicité et même de la plus grande austérité. Cette règle sera limitée au temps des combats; elle ne préjuge en rien l'avenir. Dans ces conditions, la Délégation du FLN comprendra que ce ne sera en aucune façon par dérogation aux règles de la courtoisie protocolaire que le sous-préfet de Thonon-les-Bains ne pourra leur serrer la main. Pour les mêmes raisons cette disposition sera également valable à l'intérieur de la salle des séances. »

 

Le 19, Bucher et moi allons faire une visite de courtoisie à Bois-d'Avault où la délégation algérienne nous reçoit « in corpore ». Nous profitons de l'atmosphère très amicale de cette rencontre et de l'euphorie du moment pour faire accepter aux délégués du GPRA le protocole prévu par le Général de Gaulle. Belkacem Krim, avec sa solidité paysanne agrémentée d'une bonne pointe d'humour, constate que seul le résultat compte et qu'en ce moment historique il ne faut pas s'accrocher à des détails.

 

Le 20 mai, Bucher et moi ne pouvons pas résister au plaisir d'aller sur les quais de Genève voir les hélicoptères qui s'envolent de Bois d'Avault, piquent sur Evian et emmènent les délégués du GPRA au rendez-vous où les attendent les représentants de la France contre laquelle ils ont pris les armes il y a 7 ans déjà.


Evian, 1962 : la délégation algérienne

 

CONCLUSION

Notre mission est terminée. La tâche qui nous a été assignée est remplie. Sollicités par le GPRA d'abord, puis par le Gouvernement français de leur permettre de se rencontrer officiellement, sans préalables et sans ordre du jour, nous y sommes parvenus après cinq mois d'efforts et de nombreuses péripéties.

 

Le secret, condition essentielle du succès de l'entreprise, a été gardé de la façon la plus hermétique. Cinq rencontres entre émissaires français et algériens ont été organisées en Suisse à l'insu du monde entier.

 

L'impasse de Neuchâtel, à la suite de la deuxième rencontre secrète, a été surmontée immédiatement grâce à l’initiative prise du côté suisse. La crise du MNA a été résorbée en grande partie par le rôle d' « amortisseur » -pour employer les propres termes de Joxe- que nous avons joué. De même, pendant le putsch d'Alger, nous avons maintenu les contacts et fait patienter les deux parties jusqu'au moment où les conditions d'une reprise de leurs pourparlers ont été de nouveau réunies.

 

Enfin, la rencontre franco-algérienne d'Evian a pu avoir lieu grâce au compromis que la Suisse a rendu possible en donnant, à la demandes des Français et des Algériens, l'autorisation à ces derniers d'installer leur cantonnement et leur base de travail sur son territoire, à Genève.

 

Une fois la négociation entamée, la mission dévolue à la Suisse par la France et le GPRA était remplie, car le déroulement et l'issue des négociations sont du ressort exclusif des deux parties. La tâche de la Suisse était de les mettre en présence et de leur permettre d'entreprendre la négociation, mais pas d'intervenir dans celle-ci et, encore moins, de trancher les problèmes en discussion.

 

Si toutes les difficultés que nous avons rencontrées au cours de cette entreprise ont pu être surmontées, c'est grâce à la caution morale de la Suisse. Cela m'a été dit dans ces termes, aussi bien par Debré et Joxe que par les délégués algériens, Belkacem Krim le premier.

 

L'action traditionnelle de la Suisse en faveur du règlement pacifique des conflits, sa réputation de discrétion, le fait qu'elle s'abstient de menées politiques hors de ses frontières, sont autant de raisons qui ont déterminé le GPRA à s'adresser à nous, et le gouvernement français à s'engager dans la voie qui lui était ainsi ouverte.

 

Les montagnes de méfiance accumulées de part et d'autre ont pu être déplacées car, malgré leurs soupçons, Français et Algériens finissaient toujours par se persuader que l'autre ne pouvait pas se servir de la Suisse pour les attirer dans un piège. Seule la caution de la Suisse a permis aux Français et aux Algériens de ne pas trop douter de leur bonne foi respective et de s'engager dans la négociation.

 

Les responsabilités et les risques encourus par la Suisse dans cette opération se justifient déjà par l'importance du but à atteindre, savoir le rétablissement de la paix en Algérie et l'élimination d'un abcès qui empoisonne de plus en plus le monde occidental. Que ce but soit atteint ou non, échappe à notre contrôle et à nos moyens. Cependant, même en cas d'échec de la négociation franco-algérienne, nous ne devrions pas regretter cette honnête tentative.

 

Elle nous vaut déjà l' « amitié » du monde arabe, ce qui n'est pas un vain mot mais une réalité tangible comme nous l'avons constaté dans la pratique. Par exemple, le GPRA a engagé son prestige auprès du Président Sékou Touré pour obtenir de lui la libération de notre compatriote Fritschi emprisonné en Guinée pour des raisons politiques. Elle nous apporte aussi un capital considérable de « good will » en Afrique du Nord et au-delà, dans tous les pays afro-asiatiques non engagés où les Algériens, du fait de leur lutte pour l'indépendance, ont une influence hors de proportion avec leur importance réelle. Cela a été confirmé par de nombreuses déclarations faites à Berne ou à nos représentants à l'étranger par des hommes d'Etat ou ambassadeurs de pays arabes ou de l'Afrique noire.

 

Du côté français, on trouvera peut-être tout naturel le service rendu. Cependant, dans une lettre adressée le 3 juillet 1961 à M. le Conseiller fédéral M. Petitpierre, le Premier Ministre français écrivait :

 

« Je tiens, au moment où allez quitter les hautes fonctions que vous avez assumées avec autorité, à vous dire combien j'ai apprécié la discrétion et la diligence dont vos services ont fait preuve dans la préparation, sur le territoire de la Confédération, des pourparlers d'Evian. Je donne également tout son prix au rôle personnel que vous avez, à cette occasion, bien voulu jouer. .....

Michel Debré »

 

Enfin, au moment où l'acuité du conflit Est-Ouest et la relance de la construction politique de l'Europe occidentale oblige la Suisse à réaffirmer la valeur de la neutralité, il est bon de montrer, par un exemple pratique, l'utilité de celle-ci et de rappeler aux grandes puissances que l'on a souvent besoin d'un plus petit que soi.

 

Olivier Long

Genève, le 23 septembre 1961


Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene, deux chefs (et donc un de trop) pour une Algérie indépendante

 

 

ANNEXE 1 : NOTE DE M. BUCHER SUR LES JOURNÉES DU 22 MARS AU 4 AVRIL 1961

 

22 mars 1961 :

Départ en voiture du DPF pour Sion à 16 h. 30. Boulharouf arrive à Sion vers 22 h. Dépistons les voitures qui nous suivent à Montreux en tournant vers Châtel Saint-Denis et en changeant de numéro d'immatriculation (Soleure). Le lendemain, la presse communique que Boulharouf est arrivé à Berne, ce que le Chargé d'Affaires tunisien ne veut pas démentir pour ne pas perdre la face.

 

Arrivons très tard à Genève. Longue conversation avec Boulharouf qui :

 

a) nous communique officiellement que des négociations auront lieu entre Français et le GPRA à Evian et demande que la délégation du GPRA puisse séjourner en Suisse;

 

b) demande que ce qu'il nous a dit fasse l'objet d'un communiqué de l'Agence télégraphique suisse, comme cela avait été le cas avec la démarche de l'Ambassadeur de France auprès du Ministre Kohli !

 

c) nous dit que l'ouverture de la conférence sera fixée au 7 avril et qu'un communiqué commun franco-GPRA devrait l'annoncer le 31 mars à 11 h.

 

La même nuit, M. Long et moi-même rédigeons le premier communiqué suisse dans la matière, communiqué qui sera approuvé le lendemain matin par le chef du Département.

 

23 mars :

Réunion secrète Boulharouf - de Leusse. Pendant cette réunion, de Leusse nous demande de lui faire savoir le plus rapidement possible si la Suisse serait à même de mettre des hélicoptères à la disposition de la délégation du GPRA pour ses mouvements entre Genève et Evian. A ma demande, M. Probst se met en rapport avec le colonel Kaech et confirme, encore pendant la réunion, que cette possibilité existe.

 

Publication du communiqué à Berne. M. Fischli confirme aux journalistes que la Suisse, en particulier MM le Conseiller fédéral Petitpierre, Long et Bucher ont facilité les contacts entre la France et le GPRA et ont organisé cinq rencontres secrètes.

 

24 mars :

Conférence interdépartementale et avec les autorités genevoises au sujet des mesures à prendre afin d'héberger le GPRA ainsi que pour discuter des desiderata de Boulharouf (voir protocole de M. Tripet).

 

M. Petitpierre, mécontent des commentaires de la presse sur le rôle de la Suisse dans l'affaire algérienne, prépare un texte écrit avec des précisions qui sera affiché le même jour au foyer de la presse.

 

25 mars :

L'après-midi, différentes réunions à l'Hôtel-de-ville à Genève entre Boulharouf, Long et Buchet d'une part et Leyvraz, Howald, Jöhr et Baggenstoss de l'autre.

 

Vers 8 heures du soir, arrivée de de Leusse, d'abord en réunion seul avec Boulharouf, puis ensemble avec Long et Bucher. Accord sur tous les points, sauf sur le texte du communiqué commun. Celui-ci sortira le 30 mars à 11 h. mais chacune des deux Parties publiera le texte qui lui conviendra.

 

De Leusse et Boulharouf oublient d'examiner la question de l'échange des listes des membres des délégations respectives avant que ces noms soient publiés officiellement. Boulharouf nous prie de nous mettre en rapport avec de Leusse. Long tâche en vain de l'atteindre dans la nuit du 25 au 26 mars.

 

26/27 mars :

Moi non plus, je n'arrive pas à prendre contact avec de Leusse le 26 et dans la nuit du 26 au 27. Je l'appelle à son bureau le 27. Une heure plus tard, il me retéléphone pour me dire qu'il communiquera à notre Ambassade à Paris, le 30 mars, la composition de la délégation. Boulharouf, avec qui je me mets en rapport, est également prêt à suivre cette voie et informera donc notre Ambassade à Tunis de la composition de la délégation algérienne.

 

A l'occasion de mes conversations téléphoniques avec de Leusse, nous parlons également du communiqué commun. Lors de la seconde conversation, il me dit être d'accord de laisser tomber toute allusion à « peuple » ou « population », ainsi qu'à « les chefs de l'insurrection » ou « des chefs de l'insurrection ». Il propose également la formule suivante : « Pourparlers concernant les conditions de l'autodétermination et les problèmes qui s'y rattachent... ». Enfin, il se déclare d'accord de parler « des représentants du FLN » mais non pas du GPRA. Je me mets immédiatement en rapport avec Boulharouf qui est heureux de cette solution, même si elle ne donne pas satisfaction à 100 %. Le communiqué commun est dès lors requis, ce que je puis confirmer à de Leusse encore dans la nuit du 29 au 30 mars (voir ma note séparée).

 

28 mars :

Téléphone de Boulharouf qui demande :

 

a) priorité sur un avion KLM pour son retour à Tunis;

 

b) possibilité de fréter un avion Swissair pour la délégation du GPRA, de Tunis à Genève.

 

Dans les deux cas, avec l'aide de M. Zimmermann, je puis donner une réponse positive à Boulharouf. Swissair demande toutefois une confirmation au plus tard le 29 mars.

 

Boulharouf me communique aussi que les deux officiers de la sécurité algérienne qui auraient dû rencontrer le même jour MM Albayez et Leyvraz à Genève n'arriveront que le soir du 29 mars.

 

29 mars :

Boulharouf fait savoir que, pour des raisons de sécurité, la délégation du GPRA avait décidé de ne pas voyager ensemble. (Voir cas de Ben Bella et consorts). L'avion Swissair est alors décommandé.

 

Le soir du 29 mars, Boulharouf me fait les deux messages que j'ai essayé de transmettre pendant la nuit à Paris (Voir note séparée).

 

30 mars :

Le communiqué commun sort à 11 h. à Paris et à Tunis.

 

L'après-midi a lieu la conférence de presse de M. Joxe à Oran.

 

Boulharouf me fait savoir qu'il sera de retour en Suisse le dimanche de Pâques au soir ou le lundi matin.

 

31 mars :

Je me prépare à partir pour l'Italie. Le taxi est déjà devant la porte. A 11h30, téléphone de Me Nicolet, qui vient d'avoir une conversation téléphonique avec Tunis. Boulharouf fait savoir que le GPRA, après les déclarations de Joxe, avait décidé de surseoir à la conférence d'Evian tant que le gouvernement français ne déclarerait pas explicitement qu'il renoncerait à des négociations parallèles avec des soi-disant autres tendances algériennes. Boulharouf se rendra très prochainement en Suisse pour nous expliquer les raisons de cette décision.

 

Je décide de rester à Berne, mais le vendredi-saint, le Ministère des affaires algériennes à Paris ne répond pas, la résidence de de Leusse non plus. je m'adresse à l'Ambassade de France (Dennery et Girard) pour leur demander de me mettre le plus rapidement possible en rapport avec de Leusse, étant donné qu'il paraissait important de l'avertir de la décision du GPRA avant que celle-ci soit communiquée officiellement à Tunis. De cette manière, je réussis à l'atteindre, vingt minutes avant la sortie du communiqué algérien. De Leusse me fait dire par l'intermédiaire de Girard que, pendant les jours de Pâques, il désirerait avoir un interlocuteur au bout du fil en Suisse. Je ne bouge donc plus de mon appartement du vendredi au dimanche soir. Cependant, aucune communication de Paris ne me parvient.

 

1er et 2 avril :

Mes contacts avec Tunis sont interrompus, étant donné une courte absence de Me Nicolet. je suis les événements à la radio. Le dimanche soir, j'apprends par Europe No 1 que Boulharouf est déjà arrivé à Rome et qu'il serait en route vers la Suisse. Je pars immédiatement en voiture pour Genève.

 

3 avril (lundi de Pâques) :

Me Nicolet, également de retour à Genève, me communique à 10 h. le matin que Boulharouf arrivera avec Alitalia à 16h50 à l'aéroport de Kloten. je décide d'aller le chercher en Mercedes mise à disposition par Thoune. Malheureusement, il y a des journalistes à l'aéroport. Boulharouf ne fait aucune déclaration mais les photographes sont actifs. On nous suit en voiture sur la route de Berne; avant d'arriver en ville, nous tournons sur Lyss, dînons tard dans un petit bistrot de campagne, changeant de No d'immatriculation et arrivons vers 1 heure la nuit à Genève, en roulant toujours sur des chemins secondaires. Le lendemain matin, la presse annonce que, une fois encore, Boulharouf est à Berne.

 

La même nuit encore, nous préparons un communiqué car il est nécessaire de faire savoir que la délégation du GPRA ne se rendra pas à Genève à la date prévue. Boulharouf insiste pour que nous disions qu'il nous avait expliqué les raisons pour lesquelles la conférence d'Evian ne pourrait pas avoir lieu en ce moment. Nous nous mettons finalement d'accord sur la formule "... que, en l'état actuel des choses, la délégation du GPRA...".

 

4 avril :

Téléphone avec M. Long en France.

 

Je rencontre Boulharouf à 11 h. du matin dans le studio de Me Nicolet. Pour gagner du temps, nous lui conseillons de passer quelques jours dans le chalet de Nicolet, sur Montreux, en attendant une éventuelle réaction de Paris, réaction qui pourrait être transmise par M. Long lors de son retour en Suisse.

 

signé : Bucher

1 annexe

 

 

ANNEXE 2 : NOTES SUR QUELQUES FAITS CONCERNANT LES CONTACTS FRANCO-ALGÉRIENS (29/30 mars 1961)

 

SECRET

 

Le soir du vendredi 29 mars, en rentrant à la maison à Berne, vers 19h45, Me Nicolet m'appelle au téléphone depuis Genève pour me faire les communications suivantes qu'il venait de recevoir de M. Boulharouf de Tunis :

 

1.) "La presse française parle de consultations que le gouvernement français (s'apprêterait) à organiser avec des soi-disant tendances algériennes. Nous pensons que, si ces informations s'avéraient exactes, la confusion entourerait les négociations elles-mêmes et ne permettrait pas d'aboutir à la paix. Le gouvernement français est libre de consulter mais, pour éviter toute confusion, il doit consulter avant la négociation. Dans le cas de négociations multilatérales, il serait en effet difficile de situer la responsabilité d'un échec". N. m'explique que B. -tout en ne le mentionnant pas- désire sans doute que je communique ce message le plus rapidement possible à M. Bruno de Leusse, son interlocuteur français. N. me fait également part de sa crainte personnelle que les négociations d'Evian pourraient être remises en jeu si les Français n'écoutaient pas l'avertissement de B.

 

2.) Le texte définitif du communiqué algérien qui serait publié le lendemain 30 mars à 11 h. du matin. Il en ressort que ce texte est le même que celui sur lequel nous nous étions mis d'accord avec les Français quelques jours plus tôt, toutefois avec l'expression « GPRA » au lieu de « FLN » utilisée par Paris.

 

J'ai fait de mon mieux pour atteindre immédiatement B. de Leusse, soit à son numéro privé (Mirabeau) soit à son bureau (Invalides). je rappelle toutes les demi-heures Paris. Sa demeure ne répond pas; la téléphoniste du Ministère des Affaires algériennes me répond qu'il ne se trouve plus à son bureau (je ne lui donne pas mon nom). Je fais chercher également B. de Leusse dans le bureau de M. Joxe où on ne l'atteint pas non plus. Je demande aussi de parler à M. Joxe lui-même; on me dit qu'il a quitté son bureau.

 

Finalement, tard dans la nuit (je ne me souvient pas de l'heure exacte, mais je sais avoir préparé mon dîner moi-même vers 02h30 du matin), je puis l'atteindre à sa demeure. Il répond de fort mauvaise humeur « Qu'y a-t-il encore ? ». Vu son état d'esprit, je préfère lui parler d'abord du quasi accord sur le communiqué commun pour le calmer. Il va chercher le texte du communiqué français, m'écoute et dit ensuite : « Oui, c'est à peu près identique, il n'y avait donc aucune nécessité de me le confirmer encore une fois à cette heure tardive ». je suis obligé de lui rappeler que ma tâche dans cette affaire est uniquement celle d'une « boîte aux lettres ».

 

Je lui parle ensuite de la mise en garde transmise par Boulharouf et lui demande si je puis lui dicter le texte en question. Il me répond de le lui lire d'abord. Il me demande ensuite si cette communication m'avait été passée expressément à son intention. Je répond que ceci ne m'avait pas été précisé par mon interlocuteur, mais qu'il allait de soi que l'unique but d'un tel message ne pouvait être que celui de le transmettre aux autorités françaises. Il constate alors que la communication en question n'apportait aucun fait nouveau, étant donné que le FLN avait déjà fait connaître son point de vue par la voie de la presse. J'attire toutefois son attention sur le fait que ce message devais sans doute être considéré comme une mise en garde de Boulharouf, homme qui, lui, désirait en tout cas négocier. Puis B. de Leusse, un peu plus calme, met un terme à la conversation.

 

Le lendemain matin, je fais part au Chef du Département politique fédéral de mes conversations téléphoniques de la nuit et lui exprime la crainte que M. B. de Leusse n'ait pas noté le contenu, ni entièrement saisi, l'importance de l'avertissement de Boulharouf.

 

sig. Bucher